par Mathilde Frénois, correspondante à Nice publié le 20 septembre 2022
Le 14 juillet 2016, Daniel Navarro porte un encombrant sac à dos. Le long de la promenade des Anglais, alors que le feu d’artifice zèbre le ciel, il transporte tout un barda qui peut autant soulager un hématome que sauver un homme. Daniel Navarro est responsable du poste médical de la fête. L’urgentiste est mobile. Il va et vient, au gré du vent et des soins. «C’est de la bobologie, des malaises. En général, ça se limite aux affaires courantes, expose-t-il. C’est ce qui se passait ce soir-là, jusqu’à ce que le camion rentre dans la foule.» A la fin du feu d’artifice, le terroriste Mohamed Lahouaiej Bouhlel a tué 86 personnes et blessé plus de 400 autres. La fête familiale devient deuil national. Daniel Navarro est primo intervenant. Ce mardi, plusieurs médecins et un sapeur-pompier porteront la parole du personnel hospitalier à la barre du procès de l’attentat de Nice. Pas lui.
Six ans après, le médecin est encore chargé de lourds souvenirs. Il traîne les stigmates de cette soirée d’effroi. «Je me prends le mouvement de foule de plein fouet. Ensuite, ça a été difficile de trouver ma place. Je n’ai pas eu le temps de réaliser ou de reprendre mon souffle que, déjà, il fallait que j’intervienne auprès de victimes. C’est une situation complexe à analyser.» Etre victime et médecin. Avoir subi et être intervenu. Ce double rôle pèse sur ses épaules. Il souffre encore aujourd’hui d’un important stress post-traumatique.
«Sentiments de peur, d’inquiétude»
Alors que Daniel Navarro est le premier médecin à intervenir sur place, les victimes affluent à l’hôpital. Elles arrivent par leurs propres moyens, dans le coffre de voitures ou en ambulance. Le CHU de Nice accueille 187 blessés dont 29 en urgence absolue. «Jamais un service d’urgence n’est confronté à une vague aussi brutale. Il faut absorber la charge d’un événement dont on ne sait pas grand-chose. Il y a des rumeurs, la peur du surattentat ou de personnes qui débarquent avec des armes, relève le professeur Michel Benoit, chef du pôle santé mentale, santé publique et addictologie, présent le 14 juillet. Les soignants ont développé toutes leurs forces pour faire face. Lorsque la vague retombe, réémergent les sentiments de peur, d’inquiétude.»
Le professeur Christian Pradier, médecin en santé publique, a coordonné une enquête de cohorte hospitalière post-attentat nommée «Echos». D’après son questionnaire, 30% du personnel intervenant à l’hôpital le 14 juillet 2016 a développé un trouble de stress post-traumatique complet ou partiel. «C’est énorme. Et ceux qui ont assisté à la scène ont un niveau de psycho traumatisme équivalent aux civils», rapporte le professeur. Dans le formulaire, les soignants ont la possibilité d’écrire. Ils se souviennent encore de leurs bureaux «situés près du reposoir», des «camions frigorifiques» en guise de morgue et du «passage des corps».
«Effarement total»
Marc Magro est urgentiste. Le 14 juillet, il est de garde à Menton, loin de l’attaque. Il réceptionne la parole des soignants dès le lendemain. Dans son livre Soigner (éditions First), il décrit la soirée vue par les pompiers, les médecins, les infirmiers, les brancardiers, le personnel funéraire, les secrétaires. Autant de «victimes collatérales indirectes» : «J’entendais des choses de l’ordre de la sidération. Je sentais énormément de gens bouleversés qui racontaient cette scène de guerre avec un effarement total,commente-t-il. On sentait qu’une partie d’eux était encore là-bas. Rien n’avait été digéré. Tous ces intervenants formaient les pièces d’un puzzle. Elles méritaient qu’on les rassemble, pour donner une dimension humaine à travers l’horreur.»
L’un des infirmiers qui a témoigné n’a toujours pas remis un pied sur la promenade des Anglais. Il s’était retrouvé «dans une situation très délicate avec un enfant à réanimer». Une autre est partie travailler en Corse. «Le soignant appartient à une robotisation du soin. D’un coup, on entend ses sentiments, sa façon de gérer ou d’inventer les solutions pour dépasser le stress post-traumatique, développe Marc Magro. On n’a pas l’habitude dans le milieu médical d’exprimer son ressenti, sa difficulté. On entend là quelque chose de nouveau : la souffrance du soignant.»
L’urgentiste Daniel Navarro est imprégné de souvenirs, réminiscences immuables et flashs glaçants. «Cet événement me suivra jusqu’à la fin de mes jours. Mes défenses sont submergées. Dans la rue, je ne suis jamais tranquille : je sursaute à chaque bruit inhabituel, formule l’homme de 57 ans. Je ne suis jamais en paix. C’est très profond. Ce n’est pas une guérison, c’est une cicatrisation. Cet événement impacte la vie. Il faut apprendre à vivre avec.» Les séances d’EMDR ont eu un effet thérapeutique. Les cauchemars ont disparu, bien que ses nuits soient encore perturbées. «Quasi divorcé», l’urgentiste a déménagé trois ans loin de Nice. Des changements de vie qu’il met sur le compte de l’attentat. Daniel Navarro s’est constitué partie civile au procès. Mais il ne va pas dans la salle d’audience à Paris ni à la retransmission à Nice, il n’écoute pas non plus la webradio ou les infos. «Me replonger là-dedans, c’est une spirale infernale», dit-il.
«Deux mondes en parallèle»
Ce 14 juillet 2016, de 23 heures à la levée du plan blanc à 4 h 34, 317 médecins et 480 personnels sont mobilisés au CHU de Nice. Deux fois plus qu’une nuit classique. «Paradoxalement, il n’y a eu ensuite que six arrêts maladie, qualifiés d’accidents du travail. Ils étaient sévères et très lourds : ils ont duré en moyenne deux ans et quatre mois, précise Karine Hamela, directrice du pôle ressources humaines. Une assistante de régulation médicale était dans l’incapacité physique de revenir. Elle a finalement changé d’orientation et travaille en ressources humaines. La blouse blanche n’est pas une cape de superhéros.»
Une cellule d’urgence psychologique est montée dans la nuit du 14 juillet. En parallèle, des débriefings à chaud, une permanence téléphonique et des équipes mobiles d’écoute occupent les salles de pause et les couloirs de l’hôpital. Le Samu, les urgences, la réanimation, le bloc, l’imagerie, la médecine légale et les internes sont particulièrement visés. Au CHU, 21% des intervenants ont reçu un soutien psychologique. Certains événements réactivent l’angoisse dans les services : l’attentat de la basilique Notre-Dame à Nice en 2020 et l’ouverture du procès de l’attentat début septembre.
Ces dispositifs d’écoute ont aidé Gérald Durbas. Infirmier urgentiste en pédiatrie, le Niçois est mobilisé quatre-vingts minutes après le passage du camion. A bord d’une ambulance paramédicalisée, il passe la nuit à transférer des victimes de la Prom vers l’hôpital, puis de la sortie du bloc opératoire vers des services de réanimation. «Ce qui m’a extrêmement perturbé, c’est d’avoir deux mondes en parallèle : le monde du secours en pleine effervescence et le monde du silence. Une Prom sans mouvement, juste avec les téléphones portables qui sonnaient, sans pouvoir décrocher, se rappelle-t-il. On a eu l’impression d’un décor de cinéma tellement ça nous paraissait improbable. C’est un souvenir hors-norme.»
Les jours d’après, Gérald Durbas échange avec ses collègues, consulte une psychologue, débriefe avec son équipe. «Ce qui m’a permis de faire passer tout ça, c’est de n’avoir personne de ma famille impliqué, analyse-t-il. Et ce qui a le plus changé, c’est que désormais je dis à mes enfants de vivre intensément.» Surtout, Gérald Durbas est devenu formateur en gestes d’urgence : «C’est ma manière de transmettre mes compétences. Pas pour chasser des fantômes, ni pour conjurer le sort, mais pour savoir que, si un autre événement se déroulait, on sera plus nombreux à apporter les premiers secours.»
Souffrance des absents
L’infirmier travaille à Lenval. Cet hôpital pour enfants de Nice est situé sur la promenade des Anglais. Le terroriste a renversé la première victime devant sa façade bleue. «La situation géographique a eu un impact énorme, note Christiane Dejoannis, la directrice des soins dans son bureau à la vue imprenable sur la promenade des Anglais. C’est un point très lourd : quand les soignants viennent travailler, ils passent devant. Quand ils rentrent dans les chambres des patients, ils la voient. Le contexte était particulièrement psychogène.» Cette proximité a engendré un afflux massif de patients, arrivés aux urgences ou réfugiés dans le hall. Les professionnels de santé ont dû prendre en charge des adultes, avec un manque de matériel adapté et de médicaments en quantité. A Lenval, 124 personnels, dont 26 médecins et 35 infirmiers, ont renforcé les équipes de nuit.
Un semestre après l’attaque, 40% du personnel des urgences, de la réanimation et du bloc était renouvelé – contre un turn-over de 11 à 12% habituellement. «Soit des arrêts, soit des démissions, soit des demandes de mutation, pointe Christiane Dejoannis. Certains sont partis à l’étranger ou dans d’autres régions. Un soignant a ouvert un restaurant. Une infirmière aux urgences a demandé à être mutée dans un service avec activité programmée sans stress possible.» Lenval a misé sur deux leviers : la prise en charge psychique et les formations pour «potentialiser sur l’expérience» et «développer des compétences». Car un sentiment paradoxal s’est immiscé dans les services : la souffrance des absents. «Un pote infirmier travaillait dans un autre établissement. Cela lui a été insupportable de ne pas être mobilisé, relève Marc Magro. C’est au cœur de ce qu’il sait faire. Il y a une frustration à ne pas avoir été participant de la grande communauté des soignants.»
Chaque cheminement est personnel. Gérald Durbas est retourné au travail «dès le lendemain». Daniel Navarro a raccroché son sac à dos d’urgentiste. Il travaille désormais dans un service de gériatrie. Il réfléchit à «peut-être arrêter la médecine» pour une profession «plutôt artistique» dans la musique. Six ans après, il dit encore : «J’essaie d’oublier. Mais on ne peut pas oublier.»
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