Par Adrien Sénécat Publié le 06 septembre 2022
Des rapports internes au ministère de la santé dénoncent, en vain, depuis au moins 2018, les lacunes dans le suivi des maltraitances et des violences.
Des retraités mal soignés, malnutris, isolés… Les révélations sur les mauvais traitements infligés à des résidents d’établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) se sont multipliées depuis la publication en janvier du livre d’enquête du journaliste Victor Castanet, Les Fossoyeurs (Fayard, 400 pages, 22,90 euros), sur les dérives du groupe Orpea. Mais à quel point les maltraitances sont-elles répandues ? Combien des quelque 700 000 pensionnaires en Ehpad en ont été victimes ? A ce jour, les autorités sanitaires françaises ne sont pas en mesure de le dire.
Interrogé en février, le gouvernement a affirmé ne pas disposer de statistiques nationales fiables sur le sujet. Pourtant, un « bilan statistique national annuel » des situations de maltraitance dans le secteur médico-social est établi par le ministère de la santé depuis 2010.
Ces rapports ont jusqu’ici été tenus secrets par le gouvernement, qui a d’abord refusé de les communiquer au Monde. Or rien ne s’oppose à leur publication, a estimé la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA), que nous avons sollicitée. Suivant l’avis rendu par la CADA le 7 juillet, le ministère de la santé nous a finalement transmis les quatre dernières éditions de ce bilan national, datées de 2018 à 2021.
Des signalements qui remontent au compte-gouttes
Dans ces rapports annuels, la mission d’alerte de veille de la direction générale de la cohésion sociale (DGCS), qui dépend du ministère de la santé, est censée documenter la nature des« événements exceptionnels et/ou à caractère dramatique menaçant ou compromettant la santé ou la sécurité des usagers » des établissements médico-sociaux. Cela inclut les Ehpad, mais aussi les établissements accueillant des adultes handicapés et ceux de la protection de l’enfance.
Or, loin de produire une radiographie des signalements de maltraitances ou de violences, ces rapports révèlent en réalité que le ministère est presque aveugle sur ces phénomènes, en raison d’importantes lacunes dans le système de suivi et la remontée des informations de terrain.
En principe, les établissements médico-sociaux doivent signaler tout dysfonctionnement grave aux agences régionales de santé (ARS), qui doivent ensuite remonter les cas les plus sérieux au niveau national. Or la DGCS regrette de ne recevoir « qu’un très faible nombre de signalements » de la part des ARS : à peine une dizaine de cas de maltraitance chaque année, tous types d’établissements confondus. En 2019, plus d’un tiers des ARS (sept sur dix-huit) n’ont fait remonter aucun signalement. Année après année, les rapports déplorent que l’administration centrale ne dispose que de « très peu de données », faussant ainsi leur analyse.
Pour comparaison, le 3977 – numéro national d’écoute pour signaler des maltraitances envers les personnes âgées – a traité, en 2019, plus de 1 380 dossiers pour maltraitance de personnes âgées et d’adultes en situation de handicap en institution.
Dans l’un de ses rapports, la DGCS reconnaît que les insuffisances du système de remontée des informations l’empêchent de fournir une « appréciation globale des phénomènes de maltraitance ». « Aujourd’hui, la part des alertes que nous connaissons via le 3977 ou d’autres canaux est dérisoire, abonde Pierre Czernichow, président du bureau fédéral du 3977. Le problème de maltraitance n’est pas identifié comme une priorité par les pouvoirs publics. » Selon lui, les méthodes de recueil des alertes pourraient être standardisées afin de permettre une mise en commun des dossiers saisis par les établissements avec ceux qui remontent par d’autres canaux, comme le numéro d’écoute.
Un blocage qui persiste, malgré le scandale Orpea
L’absence de statistiques nationales fiables n’est pas qu’un problème arithmétique. En décembre 2021, le Défenseur des droits déplorait cette situation, estimant qu’un tel tableau de bord permettrait « d’évaluer, d’objectiver et de comparer les différentes situations de maltraitance ».
Les motifs de signalements sont parfois peu clairs et mal connus des établissements et les réponses apportées pas toujours en adéquation avec la gravité des faits : elles peuvent n’entraîner aucune suite pénale, ou alors tardivement, « à la demande de l’ARS » et « après plusieurs événements » graves. Ce qui « permet la réitération des faits envers plusieurs victimes, voire dans plusieurs structures et sur plusieurs années pour un même individu », regrette la DGCS dans son rapport de 2019.
Ce blocage est connu de longue date au ministère de la santé. L’Etat s’est doté de premiers outils pour recenser les signalements de maltraitances dans les établissements sociaux et médico-sociaux et analyser les suites qui y sont données en 2004. Mais ce projet ambitieux a vite été contrarié, comme l’a constaté un rapport de l’inspection générale des affaires sociales dès 2006. Quatre circulaires ministérielles successives (en 2008, 2010, 2011 et 2014) se sont succédé pour pousser les ARS à remonter correctement les données, avec un effet limité.
Chaque année, les auteurs des rapports de la DGCS mettent en évidence la complexité et les défaillances du système de signalement des maltraitances et appellent à « optimiser ce processus » en revoyant les systèmes informatiques qui lui sont propres. « Il apparaît nécessaire de revoir le fonctionnement et les objectifs de la mission d’alerte », concluaient encore les auteurs en 2021.
Ces constats et ces alertes n’ont, semble-t-il, pas été entendus en amont du scandale Orpea. Et près de huit mois après celui-ci, la refonte tant attendue des systèmes informatiques se fait encore attendre. Contacté par Le Monde, le ministère des solidarités, de l’autonomie et des personnes handicapées fait valoir que la définition de la maltraitance par la loi du 7 février 2022 constitue une réelle avancée, qui doit faciliter la création d’un système d’information à terme.
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