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« Le divan du monde ». Dans cette nouvelle chronique, la psychanalyste s’appuie sur vos témoignages et questionnements pour décrypter comment l’état du monde percute nos vies intimes. Et propose des pistes pour mieux vivre.
Cette violence que ses parents redoutent peut surgir, pour l’enfant, de sa vie personnelle (familiale, scolaire ou périscolaire), mais elle peut lui venir aussi du bruit du monde ; surtout dans une période, comme celle que nous vivons, où il devient trop souvent assourdissant.
Bruit en Ukraine des bombes qui tombent sur les maisons et menacent les centrales nucléaires. Bruit, toujours hurlant dans la tête des victimes, et que l’ouverture du procès fait résonner plus fort encore, du camion tueur de Nice. Sifflement terrifiant des tempêtes.
Tous ces bruits, que les adultes voudraient faire taire parce qu’ils les bouleversent, comment en parler aux enfants ? Dans leurs messages, nos lecteurs disent leurs craintes : « Je ne veux pas transmettre mon pessimisme à mes enfants », « J’ai peur de leur communiquer mon angoisse. »
Comment les protéger ?
Protéger les enfants de la réalité fut longtemps synonyme de la leur cacher. Et cette pratique à laquelle les adultes se livraient avec la plus parfaite bonne conscience découlait de l’image que l’on avait alors de l’enfant : un être dont le psychisme était, à l’instar de sa taille, réduit. Certain qu’il ne pourrait que le croire et que l’ignorance lui éviterait la souffrance, on annonçait donc à son fils, ou à sa fille, que la grand-mère, décédée subitement, était partie en voyage, et le tour était joué.
Les temps ont changé. Même si l’on est encore, quoi qu’on en dise, très loin de considérer les enfants comme des êtres à part entière, leur raconter n’importe quoi ne semble plus aussi évident, et surtout ne bénéficie plus du même consensus.
On accepte encore difficilement ce que constatent pourtant tous les jours les thérapeutes : que les enfants sentent toujours tout, et savent toujours tout (surtout ce que l’on voudrait leur cacher), mais on ne les imagine plus aussi crédules.
Quant à l’actualité, la diffusion de l’information est aujourd’hui telle que, cernés par elle jusque dans les cours de récréation, les enfants finiront toujours par en entendre parler ; nul ne peut plus l’ignorer. Vouloir la leur cacher est donc voué à l’échec, mais de plus, problématique pour eux.
Quels sont les risques ?
L’enfant ressent toujours l’angoisse de ceux qui l’entourent, et d’une façon très invalidante pour lui car il n’a pas, contrairement à l’adulte, le recul qui pourrait lui permettre, à défaut d’identifier clairement cette angoisse, de comprendre au moins qu’elle lui est extérieure. Il ne peut donc empêcher qu’elle l’envahisse et modifie son appréhension de lui-même, et du monde ; et, une fois qu’elle l’a envahi, il ne peut se retrouver, et retrouver son équilibre que si un adulte, en lui expliquant ce qui se passe autour de lui, lui permet de s’en extraire.
A l’inverse, laissé sans aide, il reste en proie à son mal-être, et à des interrogations sans fin, qui ne font qu’accroître son angoisse. Son imaginaire étant sans limites, il peut en effet, faute d’explications sur ce qui agite les adultes, imaginer le pire, voire (l’enfant se pensant toujours au centre de tout) s’en attribuer la responsabilité. Et il peut de plus, percevant confusément qu’on l’en tient éloigné, se sentir rejeté et dévalorisé.
Mais, si on lui parle, ne va-t-on pas le faire souffrir ?
C’est la grande peur des parents, et elle est compréhensible, mais elle procède d’un malentendu.
Il faut savoir en effet, même si c’est très difficile à entendre, qu’il est impossible – qui que l’on soit, et quoi que l’on fasse – d’éviter à un enfant toutes les souffrances. Ce que l’on peut faire, c’est travailler à lui rendre ces souffrances le plus supportables possible, à ce qu’il ne se sente jamais seul pour les affronter ; et à ce qu’elles soient constructives. C’est-à-dire que la possibilité de les vivre en étant accompagné et soutenu par la présence, les paroles et l’amour de ses parents, l’aide à construire en lui une capacité de réflexion et de réaction qui lui permettra, plus tard, d’affronter en étant plus fort celles qu’inévitablement il rencontrera, sur la route de sa vie adulte. Vécue de cette façon, l’enfance peut être une sorte de « conduite accompagnée » qui permet à l’enfant l’apprentissage de la vie, et du monde.
Mais les parents ne risquent-ils pas, comme ils le craignent, de transmettre leurs propres angoisses ?
On ne communique son angoisse à son enfant que si on la lui cache (parce que, nous l’avons vu, la sentant, il la fait alors sienne). Ou si on la lui dit en le mettant, comme s’il était un adulte, à une place de confident avec qui l’on souhaite la partager.
Mais si on lui dit que l’on est inquiet, comme beaucoup d’autres, à cause de tel ou tel événement, on ne lui transmet pas son inquiétude, on l’en informe, c’est très différent. Et on l’informe en même temps d’un problème général. Non seulement ce n’est pas dangereux pour lui, mais cela le protège.
En quoi cela le protège-t-il ?
Si ses parents ont déjà informé un enfant d’un événement et qu’il en entend parler au-dehors, cette annonce n’est pas pour lui un choc. Il la reçoit en se sentant plus solide car être informé par ses parents a renforcé sa confiance en lui. Gardant en lui leurs explications, il n’est pas prêt à croire n’importe quoi. Et surtout, il ne se sent pas seul : grâce à leurs paroles, même absents, ils sont avec lui.
Comment parler ? Avec quels mots ?
Il n’existe pas « une bonne façon » de parler aux enfants. Chaque parent parle avec les mots qui lui viennent. S’il bafouille parce qu’il est ému, ce n’est pas un problème, au contraire. Cela montre à l’enfant qu’il n’est pas le seul à avoir des émotions : les adultes aussi en ont, et elles sont normales. Et si l’enfant ne comprend pas tout immédiatement, ce n’est pas un problème non plus. Lui parler d’un sujet, c’est lui donner le droit d’en parler à son tour : il posera des questions.
Ce qui est important, c’est de le protéger des détails effrayants (on parle des victimes d’une catastrophe, mais pas du sang ou des corps mutilés) et des images, dans lesquelles il peut se perdre.
Mais comment, alors, préserver l’enfance ?
On ne préserve pas l’enfance en travestissant la réalité. On la préserve en disant la vérité sur la réalité, mais en faisant exister dans la tendresse, à côté de cette réalité, le monde du rêve et de l’imaginaire ; grâce à des livres qu’on lit, à des histoires que l’on raconte où des souris peuvent se passionner pour la télévision, des chats prendre des cours de pilotage, et des oiseaux parler anglais. Faire découvrir à un enfant la création et la culture, c’est lui donner le moyen de se consoler, toute sa vie, des violences de la réalité.
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