par Clémence Mary publié le 19 septembre 2022
Comment redonner de l’éclat à des élèves ternes et plats, maussades comme une météo de rentrée ? A en croire le portrait peu flatteur dressé par les récentes enquêtes Pisa, les adolescents français seraient plus anxieux que la moyenne, moins persévérants et fatalistes, en comparaison de leurs camarades européens ou américains. Des élèves «malheureux», a-t-on pu entendre dans la bouche d’Emmanuel Macron dans son discours aux recteurs d’académie fin août, et dont les performances, derrière une moyenne proche des autres pays de l’OCDE, masquent une inégalité grandissante entre une élite d’excellence et ceux – le gros des troupes – qui restent soumis à d’importants déterminismes sociaux, comme l’ont montré les travaux du sociologue Camille Peugny.
Aux grands maux, les grands remèdes. Dans la circulaire ministérielle de cette rentrée, l’école ne doit plus seulement transmettre un savoir mais permettre à l’élève de «déployer ses propres potentialités», assurer le «bien-être» de l’enfant, former à «la vie en société» et à la «responsabilité individuelle». Apprendre à être sociable, à coopérer et à avoir confiance en soi serait désormais la meilleure arme pour l’égalité des chances. Pourtant, l’instauration tâtonnante du grand oral, trouvaille blanquérienne dont la deuxième édition a été accusée d’impréparation, semble dire le contraire. Alors qu’elles s’ancrent à l’école, ces «compétences douces» (soft skills), une expression venue du langage managérial, sont-elles aussi inoffensives et consensuelles que leur nom le laisse entendre ?
Renforcer le travail en petit groupe
Dans l’Economie du savoir-être, plaidoyer coécrit avec Elise Huillery, l’économiste Yann Algan, professeur à HEC, appelle à leur donner plus de place. Après deux ans de Covid-19, une succession de réformes pénibles et sous le poids de tensions chroniques, «cette rentrée est particulièrement anxieuse», souligne l’ex-doyen de la prestigieuse Ecole d’affaires publiques de Sciences-Po. «Toutes les études internationales montrent que les compétences sociales et comportementales sont la clé non seulement pour améliorer le bien-être des élèves mais aussi leur insertion sur le marché du travail. La France continue de faire la sourde oreille.» Et elle le paierait par un niveau de chômage élevé, un faible taux de création de start-up et un déficit d’entrepreneurs. A partir d’une étude portant sur 6 000 élèves franciliens en 2021, les auteurs concluent qu’«en France, l’idée dominante est que l’intelligence est innée. “L’esprit de développement”, c’est-à-dire le sentiment qu’on peut améliorer ses capacités par le travail, est peu ancré. Or, l’estime de soi est un levier considérable pour lutter contre l’autocensure et les inégalités sociales», défendent-ils.
Pour le prouver, ils ont enquêté à Montréal, où les expériences en la matière se multiplient : 250 jeunes garçons défavorisés, de 7 à 9 ans, apprennent comment inviter un autre enfant à venir jouer, sont encouragés à demander «pourquoi ?» ou à mieux gérer la colère. Résultat : leur niveau s’améliore et ils redoublent moins. Aux Etats-Unis, les personnes disposant «à la fois de compétences cognitives et de compétences sociales élevées ont connu une hausse de leur rémunération au cours des dernières décennies, sur des postes qui combinent capacités d’innovation, mais aussi de management et de relations sociales», rapporte une étude citée par Yann Algan et Elise Huillery. Cas extrême, ils évoquent les bons résultats de programmes américains de coaching d’élèves intensif, souvent très onéreux et parfois quasi militaires.
A partir de ces exemples, Yann Algan et Elise Huillery appellent à renforcer le travail en petit groupe dans les écoles françaises, à sortir de la note sanction, encourager davantage, diminuer la part de cours magistraux et la prise de notes ou favoriser les projets individuels et collectifs… Des pistes loin d’être nouvelles, que l’on retrouve chez des pédagogues comme Célestin Freinet ou Maria Montessori, pourtant jamais cités dans l’ouvrage. Certes, «des dispositifs existent», aux noms rutilants comme Motiv’action pour sensibiliser les enseignants à ces questions, ou l’association Energie Jeunes qui veut développer la persévérance des élèves dès la primaire. «Mais ils ne sont pas assez systématisés, regrettent les spécialistes, alors que les établissements privés le font depuis longtemps.»
Cette «expression de soi» visant l’autonomie
Certains établissements scolaires français s’y mettent pourtant. La sociologue Amélia Legavre a enquêté dans sept écoles primaires, publiques et privées, souvent à pédagogie «mixte» inspirées des courants Montessori et Freinet, pour voir comment s’enseigne cette «expression de soi» visant l’autonomie de l’enfant. Elle en a tiré un livre, à paraître en octobre aux PUF. Projets personnels ou collectifs, cahiers d’écriture, cours sur les qualités ou récits à l’oral des activités du week-end… «Il y a d’abord une visée pédagogique. Partir de ce qu’un élève pense et de ses centres d’intérêt peut aider à accrocher son attention et accroître sa motivation», précise la chercheuse. A ces activités qui favorisent l’individu répond une seconde approche, plus «citoyenne» visant à apprendre à l’enfant que sa voix compte dans un collectif. Dans les conseils de classe, les enfants peuvent proposer de nouvelles règles, débattre d’un sujet, se féliciter les uns les autres ou voter une décision.
La valorisation de ces qualités n’est pas si évidente. Elle agace même le sociologue Bernard Lahire, professeur à l’Ecole normale supérieure de Lyon et auteur en 2019 d’Enfances de classe. De l’inégalité parmi les enfants. «L’expression “être soi-même” n’a aucun sens, surtout quand c’est un ordre. On s’adapte toujours à un contexte, rappelle-t-il, avant de pointer les limites de cette injonction. Les enfants trop remuants sont ceux qui se font le plus sanctionner. A ceux-là, on ne leur dit pas d’être eux-mêmes.»
Autre difficulté : articuler ce nouvel objectif aux autres missions de l’école. Certains élèves s’inquiètent de ne pas apprendre assez. «Et d’autres ont parfois presque trop d’aisance. Ils négocient des modalités de la classe sur lesquelles leur avis n’est pas requis, et ont du mal à accepter les décisions prises sans leur consentement», remarque Amélia Legavre. Selon elle, si la majorité des enfants observés plébiscitent ces ateliers, certains peuvent tout de même ressentir une forme de pression «qui se genre au féminin, car les petites filles sont plus stressées que les garçons par le jugement scolaire», dit-elle, se référant aux travaux d’Elise Huillery ou de Bernard Lahire. «Quand on est timide, c’est pas facile d’être dans cette classe, vu qu’on doit dire beaucoup d’idées», a-t-elle pu entendre. Les enseignants déplorent parfois que tel élève ne soit «pas assez tourné vers le collectif» ou «introverti». C’est oublier que derrière un élève discret peut se cacher un génie, nuance Bernard Lahire.
«L’école: un incubateur de leaders»?
Arme à double tranchant, ces soft skills pourraient aussi accroître les inégalités sociales. «Les élèves issus des classes supérieures ont acquis ces compétences à la maison, où leur avis est davantage pris en compte. Or ce sont souvent ceux qui ont les meilleurs résultats, qui sont les plus à l’aise à l’oral. Ils savent jongler entre expression personnelle contrôlée et attentes scolaires», explique Amélia Legavre, et ceux-là seront davantage moteurs dans les projets sur l’écologie ou le vivre-ensemble, des thèmes valorisés.
Selon Bernard Lahire, enseigner et évaluer l’aisance validerait une socialisation entamée dès l’enfance. «Si on appelle ces compétences “douces”, c’est en réalité parce qu’elles sont floues, donc plus discriminantes. A l’oral, le corps est en jeu. Il y a une manière de se tenir, de regarder, de maîtriser un lexique…», décrit le sociologue, pour lequel ces compétences sont surtout une nécessité économique. «Le projet est notamment de former des gens adaptés à l’entreprise, souples, comme si l’école devait se transformer en un incubateur de leaders, épingle-t-il. Même si un individu a appris à coopérer, il sera jugé en fin de compte sur ses performances individuelles. Plutôt que d’adapter l’école à l’entreprise en rajoutant une couche d’évaluation informelle, pourquoi ne pas s’en tenir aux compétences disciplinaires ?» Etre soi-même, d’accord, mais avec les autres et pas contre eux.
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