Propos recueillis par Anne Chemin Publié le 16 septembre 2022
Dans Moi aussi. La nouvelle civilité sexuelle (Seuil, 400 pages, 22 euros), la sociologue du droit Irène Théry, directrice d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, réinscrit le mouvement #metoo dans la – longue – histoire de la norme de consentement.
Votre nouvel ouvrage inaugure une collection dirigée par l’historien Ivan Jablonka qui veut favoriser la rencontre entre « toutes les écritures du réel ». Il est à la fois un essai de sciences sociales et un témoignage à la première personne. En quoi ces deux registres se complètent-ils ?
J’aurais pu m’en tenir à un essai de sociologie très classique replaçant le mouvement #metoo dans l’histoire longue du consentement, mais je ne voulais pas écrire sur un mouvement social fondé sur la solidarité entre des milliers de récits de victimes s’exposant « en première personne, avec les autres », sans m’impliquer personnellement. Ce n’était pas évident – comme sociologue, j’ai fait de la distance à soi une règle de vie et de pensée –, mais si je me suis décidée à raconter l’agression sexuelle que j’ai subie à l’âge de 8 ans, c’est pour témoigner de l’extrême difficulté à dire publiquement ce type de violence. Pourtant, je ne risque rien : c’était par un inconnu. Je n’aurai à affronter ni une opinion hostile affirmant sans réfléchir que je bafoue la présomption d’innocence ni un agresseur prétendant, « parole contre parole », qu’il ne s’est rien passé.
Or, c’est là que se trouve le cœur de #metoo : une lutte inédite des nouvelles générations contre la disqualification sociale de la parole des victimes, contre l’aplomb insensé que peut donner l’exercice d’un pouvoir ou le dévoiement d’une autorité quand ils sont animés, non seulement par la haine (comme dans le viol de guerre) ou par la pure puissance de réification (comme dans le viol pédocriminel), mais aussi par la condescendance, cette forme si banale et encore si méconnue de suffisance et de mépris masculinistes.
Cette condescendance ne concerne pas seulement la sexualité : comme les autres femmes de ma génération, je m’y suis heurtée et je l’ai combattue, apprenant par l’expérience que les femmes ne seront pas des égales aussi longtemps qu’elles ne seront pas considérées comme des personnes dont la voix compte. Je complète donc chaque chapitre de l’essai par un témoignage sur les enjeux à la fois sociaux et sexués de l’interlocution : la difficulté d’être comprise quand on est minoritaire, la honte qui muselle, le secret qui enferme, le mensonge qui trahit, la calomnie qui dévaste, mais aussi le duo, la confidence, la conversation, le débat – si bons à vivre quand ils sont fondés sur l’écoute et le respect de la personne d’autrui.
#metoo est toujours présenté comme un mouvement de dénonciation des violences sexuelles – ce qu’il est, bien évidemment. Vous montrez, cependant, qu’il a aussi accéléré l’émergence d’une nouvelle « civilité sexuelle ». Que désignez-vous par ce terme ?
Depuis l’apparition de la catégorie « sexualité » à la fin du XIXe siècle, on a tendance à la voir, dans nos sociétés individualistes, comme un ensemble de dispositions personnelles innées et acquises formant un domaine à part dont les frontières seraient évidentes. La vie sexuelle est pourtant instituée à travers des règles, des rites, des manières et des systèmes d’attente, qui ne se bornent pas à édicter des « interdits » ou à façonner des « stéréotypes », mais rendent possible la sexualité humaine. Celle-ci ne fonctionne pas au signal, comme dans d’autres espèces animales, mais au signe – à l’imaginaire et à la signification.
La civilité sexuelle, c’est l’esprit des mœurs d’une société, la « règle du jeu » qui énonce ce que chacun peut attendre de chacun, selon son statut d’âge et de genre, sa place dans la parenté ou son statut social. Elle passe par la division entre une vie sexuelle permise – le toléré, le préférable, le prescrit, le valorisé, le célébré – et une vie sexuelle interdite – le mal-vu, objet de plaisanteries et de commérages, mais aussi le dévalorisé, le honteux, le condamné et le radicalement tabou. Le permis et l’interdit évoluent ensemble : si on ne regarde que les violences, on manque une part essentielle de ce qu’on observe.
Comment la « première révolution du consentement », au XVIe siècle, redéfinit-elle les frontières entre la sexualité permise et la sexualité interdite ?
On ne peut pas parler de la sexualité en Occident sans revenir à l’enjeu immense de la conception du péché de chair dans les premiers siècles du christianisme et sa vision de la concupiscence comme le signe de la nature déchue de l’humanité. Selon la théorie « una caro » (« ils seront une seule chair », Genèse 2:24), le mariage libère de cette concupiscence les époux qui observent le devoir conjugal et disciplinent leur sexualité à la seule fin de la procréation. Leur consentement est la matière de ce sacrement indissoluble. Tout le reste est péché de luxure.
La première révolution du consentement, c’est la contestation, par la Réforme puis par le roi de France, à partir du XVIe siècle, du monopole de l’Eglise de Rome sur l’organisation de la civilité sexuelle. En avalisant des mariages clandestins fondés sur le consentement des époux, l’Eglise entérine des mésalliances indissolubles qui bafouent l’autorité des pères de famille. Le monarque veut donc rapatrier la civilité sexuelle du souci exclusif du salut de l’âme vers l’ici-bas, où le mariage est un outil majeur de reproduction de l’ordre social. Le roi exige le consentement des parents à peine de nullité de l’union : c’est la première marche vers la sécularisation du mariage.
Le compromis du XVIe siècle passe par l’invention du « rapt [viol] de séduction », qui désigne le fait, pour un homme, d’extorquer malignement, par ses mensonges et ses charmes, le consentement de sa proie afin de parvenir à épouser au-dessus de son rang. L’idée qu’il existe des consentements extorqués – des « rapts » sans violence physique – est donc très ancienne… même si elle a un tout autre sens aujourd’hui.
En quoi la création du mariage civil, en 1792, constitue-t-elle une deuxième révolution en matière de consentement ?
Contre le mariage « pacte de famille sous l’autorité des chefs de lignage », la Révolution promeut la valeur d’autonomie individuelle et le triomphe ambigu du mariage d’amour, ce sentiment puissant qui « fixe le désir sur un seul objet » (Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’inégalité, 1754). Le consentement des époux revient au centre de l’union, avec l’idée que le désir sexuel n’est pas nécessairement mauvais, que la recherche du bonheur est légitime et la liberté individuelle un bien précieux. Dès 1804, le code Napoléon institue cependant un ordre sexuel matrimonial qui oppose une sexualité animale de débauche, caractéristique du bas peuple, et une sexualité dite « conforme à la nature humaine », où avec l’engagement dans le mariage et la famille, « tout s’épure et s’ennoblit », selon le principal rédacteur du code, Jean-Etienne-Marie Portalis.
Dans le monde bourgeois du XIXe et d’une partie du XXe siècle, la civilité sexuelle reconduit l’opposition pluriséculaire entre une sexualité masculine de conquête et une sexualité féminine de citadelle. Elle aggrave, en outre, une division des femmes sans équivalent chez les hommes : les respectables, qu’on épouse, et les filles perdues et prostituées, dont on jouit sans scrupule. Le système des secrets de famille, qui oppose la façade haussmannienne, garante de la réputation du groupe, et l’arrière-cour, où les hommes épanchent leur sexualité « irrépressible », fait coexister une vie sexuelle « honorable » pour le mariage et la procréation légitime et une vie sexuelle « honteuse », mais « tolérée », pour le vice et le plaisir. L’interdiction de recherche en paternité aggrave l’opposition entre la sous-responsabilité des hommes et la surresponsabilité des femmes en matière de « mauvaises mœurs », mais aussi de viol.
Au XXe siècle, avec le développement des nouveaux savoirs sexologiques des médecins et des psychologues et psychanalystes, l’hétérosexualité devient la sexualité « normale » : on renvoie dans le vice, la contre-nature et la pathologie les personnes dites « anormales » ou « perverses » – les gays et les lesbiennes, mais aussi, plus violemment encore, les personnes transgenres (dites « transsexuelles ») et les personnes intersexuées (dites « hermaphrodites »).
La troisième révolution, celle de l’égalité des sexes, remanie, une nouvelle fois, la règle du consentement. Comment ?
L’égalité des sexes devient une valeur cardinale des sociétés démocratiques quand le féminisme de la deuxième vague, dans les années 1970, refuse le grand principe de division entre un monde masculin (l’art, la science, la politique, la guerre) et un monde féminin (la maison, les enfants, la vie domestique). Le grand changement, c’est l’émergence, entamée dès les années 1930, d’un nouvel idéal du couple liant amour et sexualité : le duo. Non plus « ce qui avec deux ne fait qu’un » (sous la direction du mari), mais « ce qui avec un et un fait deux ».
Ce nouvel idéal du « couple conversation » se traduit par un bouleversement sans précédent de la norme matrimoniale : se marier, ne pas se marier, se démarier devient une question de conscience personnelle. Le mariage cesse d’être l’horizon obligé des rapports sexués et sexuels : il ne joue plus le rôle de grand opérateur divisant la sexualité permise et la sexualité interdite. Qui aujourd’hui aurait l’idée de dire que, pour qu’une relation sexuelle soit acceptée, elle doit advenir entre personnes mariées ? C’est désormais le consentement à l’acte sexuel lui-même qui compte. Tout en est changé.
Comment décririez-vous la place de #metoo dans cette nouvelle civilité sexuelle ?
Les jeunes générations féministes et leurs alliés masculins ont pris en main la grande question que la génération du baby-boom n’avait pas réglée : celle de la dissymétrie entre une sexualité masculine de conquête et une sexualité féminine de citadelle. #metoo conteste ce principe de consentement asymétrique, largement considéré comme à l’origine du continent caché des violences masculines faites aux femmes et aux enfants. L’enjeu est de le remplacer par d’autres références.
Comme tout mouvement social important, #metoo est divisé : élaborer une nouvelle civilité suscite, bien évidemment, de nouveaux dilemmes, de nouvelles questions, de nouvelles responsabilités. Redéfinir en profondeur la « règle du jeu » suppose une véritable métamorphose des institutions du monde commun : il n’y a rien de contradictoire entre accorder enfin aux plaignantes une véritable écoute et un « crédit de véracité », et assurer aux mis en cause le respect majeur de la présomption d’innocence, cœur de la justice démocratique. Mais cette présomption d’innocence doit cesser d’être dévoyée en un principe d’impunité de ces crimes sans témoins que sont les crimes sexuels.
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