par Marie-Eve Lacasse publié le 10 septembre 2022
Olivier Milleron est cardiologue à l’hôpital Bichat, à Paris. Mais il est aussi «militant du service public et ancien fumeur», et c’est surtout sous cette deuxième casquette qu’il s’exprime dans son essai Pourquoi fumer, c’est de droite (éd. Textuel, coll. Petite Encyclopédie critique). Dans cet essai, à la fois drôle et sidérant, Olivier Milleron s’attache à dénoncer l’industrie du tabac non pas d’un point de vue sanitaire mais politique. Le cardiologue s’étonne de voir que, dans les collectifs de gauche et syndicats qu’il fréquente, la question du tabac en tant qu’acteur du capitalisme n’est jamais soulevée. Plus que n’importe quelle méthode de type Allen Carr pour arrêter de fumer, ce petit livre, qui dénonce cette «production déconnectée des besoins humains» et dont la seule ambition est la «recherche de profits quelles qu’en soient les conséquences» pourrait bien voir le nombre de ses lecteurs (et fumeurs) de gauche l’écraser une bonne fois pour toutes.
L’origine du mal
A ceux qui répondent, d’un air pénétré, que «de tout temps, l’homme a toujours fumé», Olivier Milleron remet les points sur les i : certes, le tabac était consommé en Amérique de façon rituélique depuis 8 000 ans, mais il est arrivé tardivement en Europe, adopté par les colonisateurs avant d’être consommé uniquement par les aristocrates dans les cours européennes. On prête alors aux feuilles de tabac d’étranges vertus thérapeutiques (on prescrira du tabac au fils de Catherine de Médicis pour traiter ses migraines ; on introduira de la fumée dans l’anus des noyés dans le but de les réanimer ; le tabac sera même recommandé pour traiter l’asthme…). Ces emplois délirants s’accompagnent du désir toujours grandissant, en Europe, de denrées superflues parmi lesquelles se trouvent le sucre, le café, le chocolat et bientôt le tabac, produits qui enclencheront rien de moins que l’histoire de l’esclavage. Sur les 10 millions d’Africains déportés entre le XVIIe et le XIXe siècle, «une bonne partie l’a été pour produire du tabac».
Il est amusant de voir comment la démocratisation du tabac apparaît non pas parce qu’il y a une demande, mais parce qu’il existe une surproduction qu’il faut bien écouler. A la fin du XIXe siècle, la révolution industrielle permet de mettre au point une machine capable de fabriquer 120 000 cigarettes par jour (par un certain mécanicien nommé James Bonsack, merci à lui) plutôt que 200. Comment vendre toutes ces clopes à des gens qui n’en veulent pas ? En développant une communication féroce, avec la complicité des publicitaires et des médecins corrompus. Rapidement, le marché s’étend à toutes les classes de la population, ouvriers, bourgeois, hommes et femmes, et c’est urgent, car le tabac entraîne, encore aujourd’hui, la mort de la moitié de sa clientèle. Dans des pages savoureuses, Olivier Milleron n’hésite pas à dénoncer la cupidité de plusieurs de ses collègues médecins ayant accepté des subventions de compagnies de tabac pour produire des études abracadabrantes qui minimisent l’impact du tabac sur la santé. Dernière en date : l’hypothèse farfelue, qui a déferlé dans toute la presse en avril 2020, selon laquelle la nicotine protégerait du Covid…
Enfants au boulot, écologie à vau-l’eau
Les chapitres les plus saisissants sont ceux consacrés au travail des enfants. Si les multinationales délocalisent la production de matière première dans des pays pauvres, on estime qu’en 2011, «plus d’1,3 million d’enfants de moins de 14 ans travaillaient dans les champs de tabac». C’est le cas au Kazakhstan, en Indonésie, au Zimbabwe et, plus surprenant, aux Etats-Unis, grâce à une législation d’exception qui autorise le travail sans limitation horaire dès 12 ans. Cette loi, rappelle Olivier Milleron, concerne la plupart du temps «des enfants d’origine hispanique dont souvent les parents sont en situation irrégulière et dont les revenus sont très faibles».
Ce tableau désolant ne serait pas complet si l’on n’abordait pas l’impact désastreux des compagnies de tabac sur l’écologie. Pour ne retenir que le bilan en eau, «il faut cinq à huit fois plus d’eau pour produire 1 kilo de tabac qu’1 kilo de tomates ou de pommes de terre, c’est-à-dire qu’il faut 3,7 litres d’eau pour produire une cigarette». 6 000 milliards de cigarettes sont produites chaque année, faites le calcul. Toujours pas convaincu ? En voici une dernière pour la route : même si le tabac rapporte 15 milliards de taxes à l’Etat, le coût sur la santé est tel qu’il faudrait «augmenter le prix du paquet de cigarettes à plus de 40 euros pour que le bilan s’équilibre».
Mais est-ce fumer qui est de droite, ou bien le commerce des compagnies de tabac qui inondent sans foi ni loi le marché mondial de leur marchandise mortifère ? Sachant que fumer est un marqueur social de faible revenu, selon une étude de Santé publique France d’avril 2021, sont-ce encore les pauvres qui sont coupables d’être à droite, ou les industriels et les publicitaires qui cherchent à plumer les plus fragiles ? A la lecture de cet essai, on peut se demander si nous ne sommes pas collectivement bien plus accros au capitalisme qu’au tabac.
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