Par Pascale Robert-Diard Publié le 10 septembre 2022
Alain T. a tenté de tuer son petit-fils avec un couteau de cuisine au lendemain d’une fête de shabbat chez son gendre. Il a été condamné à dix ans de réclusion criminelle et cinq ans de suivi sociojudiciaire.
L’adolescent se lève, il veut bien témoigner, « mais pas près de lui », dit-il, en désignant l’accusé assis dans le prétoire. Alain T. est son grand-père maternel ; il comparaît devant la cour d’assises de Paris pour tentative de meurtre aggravé.
Le 1er juin 2019, peu avant 7 heures du matin, Alain T. a quitté la chambre où il avait passé la nuit avec son épouse dans le grand appartement parisien de son gendre, a saisi dans le présentoir à couteaux de cuisine la lame la plus longue – 22 centimètres –, a ouvert discrètement la porte de la chambre de son petit-fils endormi, s’est agenouillé près de son lit et lui a entaillé la gorge et le bas du visage.
Les cris du garçon – « Papy ! C’est Noam ! C’est Noam ! » – ont réveillé ses parents, son père s’est précipité, s’est battu avec son beau-père et a sauvé la vie de son fils de 13 ans. Le grand-père a échappé à son gendre blessé et a tenté de frapper encore Noam, réfugié dans les bras de sa mère. Il a fallu trois policiers pour immobiliser Alain T. Partout, des taches de sang maculaient les moulures de l’appartement haussmannien, où, la veille, toute la famille s’était retrouvée autour de la table pour shabbat.
Petites rancœurs au sein d’une famille ordinaire
L’enfance s’attarde sur les joues rebondies du garçon, le trait rouge sombre d’une cicatrice déchire le bas de son visage. Derrière lui, un rabbin à barbe blanche le conforte d’une pression de la main. Son avocat, Sébastien Schapira, et son père, Harrys M., l’entourent et l’encouragent du regard. Les mots se bousculent et jaillissent d’un coup : « Je l’aimais beaucoup. Il m’emmenait au parc et tout. Au cinéma et tout. Non mais… Quand même… C’est dur… » L’adolescent s’effondre dans les bras de son père. « Pourquoi ? Pourquoi il a fait ça ? »
Alain T., 68 ans, se présente en homme « serviable, gentil, protecteur », époux attentionné depuis quarante-cinq ans, père pélican de trois filles – « Je les ai gâtées, je les ai mises à l’école privée pour qu’elles évoluent » –, commerçant prospère roulant en Mercedes – « Je gagnais très bien ma vie, ça me permettait de bien entretenir ma famille » –, beau-père généreux offrant de « beaux mariages, à plus de 100 000 euros », grand-père dévoué et aimant – « Noam, c’est mes yeux ! ». Il parle, traverse le prétoire de long en large – il a été placé sous bracelet électronique pendant l’épidémie de Covid-19, après un an de détention –, agite les mains, écarte les bras et se noie dans un flot de mots sous les regards sidérés de la cour et des jurés et ceux, accablés, de ses deux avocats, Victor Zagury et Nicolas Benouaiche.
Mais quand le président Franck Zientara tente de le ramener à ce qui s’est passé le 1er juin 2019, Alain T. se tait. « C’est le trou noir. »Les coups de couteau ? « Je m’en rappelle pas du tout, mais alors là, pas du tout. »
Pendant trois jours, Noam a attendu de son grand-père une réponse qui n’est pas venue. Plusieurs fois, quand la douleur et le chagrin devenaient insupportables, il sortait vite, vite, de la salle d’audience. La réponse qui ne venait pas était pourtant là, dans l’indicible récit de mille et une petites rancœurs au sein d’une famille ordinaire.
Noam est le premier petit-enfant d’Alain T. Un garçon ! Ce fils que son grand-père aurait tant voulu avoir, lui qui était tombé en dépression lorsque son épouse avait accouché d’une troisième fille. Noam est fragile, il souffre d’un léger handicap psychomoteur. Son grand-père maternel est toujours là pour lui, il le couve, le conduit à ses rendez-vous médicaux, l’attend à la sortie de l’école. Contrairement à son gendre, qui travaille beaucoup, et à sa fille, qui donne naissance à d’autres enfants, Alain T. a du temps.
Comédie du patriarche
Ces dernières années, il a multiplié les dépôts de bilan et connu le chômage, tandis que, autour de lui, les affaires des autres se portent bien. Surtout celles de son gendre Harrys, un garçon parti de rien, qui a créé son entreprise à 25 ans et dirige désormais soixante-dix salariés. Harrys, qui a pu installer son épouse et ses enfants dans un 250 mètres carrés lumineux au cœur d’un quartier bourgeois de la capitale. Harrys le généreux, qui a embauché ses beaux-frères et ses belles-sœurs, offre régulièrement des vacances à l’hôtel à toute la parentèle, finance la rénovation de leur cuisine ou de leur salle de bains, donne aux œuvres et à la synagogue, et glisse chaque mois une enveloppe de 1 000 euros à son épouse pour qu’elle subvienne discrètement aux besoins financiers de ses parents, qui sont à la peine pour payer leur loyer. Harrys, qui réussit tout ce qu’Alain T. a raté.
Devant sa femme et ses filles, Alain T. avait pu longtemps jouer la comédie du patriarche, requérant le respect et les honneurs, entretenant la façade d’une réussite fêlée de toutes parts. La première fissure est ancienne. En Tunisie, où il est né et où il a grandi, Alain T. était le fils aîné, « le roi » de la famille, disent ses sœurs, celui sur lequel son père, qui vendait des épices et des céréales, avait tout misé.
« J’étais très bon élève », dit-il. « Malheureusement », Alain T. a échoué au baccalauréat. « Ce n’est pas normal, parce que j’avais de bonnes notes, mais c’est à cause de mon écriture », affirme-t-il. « Votre père a été déçu ?, lui demande le président.
– Oui. Ça a fait mal à tout le monde. »
Alain T. se rêvait médecin, on l’oriente vers une formation en « agent technique du froid », puis il devient vendeur dans le textile, avant d’entrer dans le commerce de son beau-père qui fait de lui son directeur commercial. Les affaires périclitent « à cause des Chinois ». Alain T. a honte de ses déboires mais dans les fêtes ou lors des vacances en famille, il continue de s’imposer en patriarche. « Il passait devant tout le monde, voulait toujours la place d’honneur à la synagogue ou à table », témoigne l’un de ses gendres. Alain T. s’aigrit, s’invente des maladies, se plaint. On ne l’écoute plus, il se plaint plus fort.
« Perdant radical »
Un soir, au dîner, un regard mauvais d’Alain T. sur une salade préparée par le père d’Harrys met le gendre hors de lui. Pendant quelques mois, il refuse de recevoir ses beaux-parents. Puis il fait la paix, car la bar-mitsva de Noam approche.
Au printemps 2019, Harrys invite les vingt-deux membres de la famille pour une semaine en Israël, suivie d’une autre, à New York. Tous sont heureux et encensent la générosité du père de Noam. Sauf un, qui maugrée parce qu’il n’a pas la plus belle chambre d’hôtel et n’est plus le centre de l’attention. Au retour à Paris, son petit-fils de 13 ans séjourne de plus en plus souvent chez ses grands-parents paternels. Alain T. ne le supporte pas, qui harcèle Noam au téléphone pour lui demander de rentrer. Il est remis à sa place par son gendre. « Si j’ai un deuxième garçon, jamais je ne lui donnerai votre prénom », lance-t-il à son beau-père.
Le soir du shabbat, Alain T. a la mine sombre. Il parle de la coloscopie qu’il doit subir, voudrait que chacun autour de la table partage sa terreur, mais les adultes ne compatissent guère et les enfants s’amusent. « L’homme qui va se coucher le vendredi soir est un perdant radical, résume l’expert psychiatre Frantz Prosper. Il perd pied sur tous les plans. » « Il a voulu m’enlever ce qu’il n’avait pas. La vraie cible, c’était moi », dit Harrys M., en serrant la main de Noam.
Vendredi 9 septembre, la cour d’assises de Paris a condamné Alain T. à dix ans de réclusion criminelle. Conformément aux conclusions de l’expert psychiatre et aux réquisitions de l’avocate générale Sylvie Kachaner, les jurés ont reconnu au « perdant radical » le bénéfice de l’altération du discernement au moment où il s’est effondré en tentant de tuer le bonheur des autres.
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