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mardi 13 septembre 2022

Monument Mort de Jean-Luc Godard, histoire du cinéma

par Didier Péron   publié le 13 septembre 2022

Cinéaste total aux mille vies et à l’œuvre aussi prolifique que protéiforme, incarnation des contradictions d’un art en recherche permanente, Jean-Luc Godard est mort, a-t-on appris mardi 13 septembre, à l’âge de 91 ans. Il laisse une carrière parsemée de chefs-d’œuvre et d’incompréhensions qui l’a érigé, de son vivant, en légende.

«Ton cinéma est la saturation de signes magnifiques qui baignent dans la lumière de leur manque d’explication.» Cette phrase de Manoel de Oliveira, Jean-Luc Godard, dont on a appris la mort à 91 ans par suicide assisté ce 13 septembre, l’a reprise par deux fois, dans For Ever Mozart et Histoire(s) du cinéma. On pourrait s’arrêter là, considérer devant l’énormité de l’œuvre qu’elle ne peut s’évoquer, se résumer, se réduire, se vulgariser sans ridicule ou bévue. On pourrait aussi procéder par copié-collé de textes, d’images et se badigeonner le visage de bleu. «Philosophe, scientifique, prédicateur, éducateur, journaliste, mais tout cela en amateur, il est le dernier (à ce jour) à avoir été le témoin (cohérent dans ses dépositions) et la conscience (morale) de ce qui arrive au cinéma», écrit Serge Daney en 1986, un an après Je vous salue, Marieet Détective. Vingt ans plus tard, c’est au tour d’Olivier Assayas d’essayer de faire le point sur le cas Godard et, à nouveau, c’est la dimension totalisante de l’artiste qui s’impose : «Le fait est que, devant Godard, on est comme devant Picasso. Il a traversé son époque, la prenant tout entière en charge, il est pétri de ses contradictions et de ses fulgurances, il a tout essayé, il a tout absorbé, il a été plusieurs cinéastes, il a eu plusieurs vies, certaines simultanément. Il a été dans le cinéma, il a été en dehors, il a été au-dessus et en dessous, sans cesse préoccupé de le ­tordre dans tous les sens, de lui arracher une vérité, un absolu, et ce dans un constant déchirement, dont les échos, parfois inintelligibles, n’ont jamais cessé de parvenir jusqu’à nous.»

Son nom, son œuvre se rattachent à la cosmogonie de la modernité, à la fois galaxie saturée de planètes brillantes, fertiles, riches encore de tout le bouillonnement de vie dont elles étaient nées et gigantesque trou noir où s’anéantissent en un vorace tourbillon d’antimatière critique les idées, les slogans, les ruptures, les désirs, les projets, la mythologie et ses revers. Godard proche, Godard monstre, génie et démon. Il a créé les formes, les a insultées, fabriquant la légende de ses amours conflictuelles avec le cinéma, l’image, les producteurs, le public, la télévision, Internet, la postérité, son nom (se rebaptisant JLG comme on disait la MGM, la NRF ou YSL), sa biographie, ses admirateurs, l’argent, les femmes, le siècle, les camps, la guerre, les empires, la solitude, la Nouvelle Vague, les paysages, la pellicule, la vidéo, le numérique, Hollywood, la Russie, la peinture, la mort sous tous les angles, à tout propos, la créant, la détruisant avec la rage et l’énergie d’un homme qui ne supporte tout simplement pas qu’une idée se fige, qu’un plan se fixe quand, à ses yeux, tout doit être mise en rapport et montage, recherche de l’équivalence intempestive et du hiatus signifiant.

Ce que l’on retrouve aussi dans ces incessantes formules paradoxales qui ponctuent ses films ou ses prises de paroles publiques : «Au cinéma, nous ne pensons pas, nous sommes pensés» ; «Je trouve que le cinéma est extrêmement intéressant parce que ça permet d’imprimer une expression et puis en même temps d’exprimer une impression» ; «J’ai une règle qui m’est restée : faire ce qu’on peut et ne pas faire ce qu’on veut, faire ce qu’on veut à partir de ce qu’on peut, faire ce qu’on veut de ce qu’on a et pas du tout rêver l’impossible». Ou encore, «seul le cinéma a vu que la lumière tombe où il faut, éclaire ce qu’il faut et néglige ce qu’il faut». La combinatoire virtuellement infinie des associations d’idées et d’images introduit à un vertige d’autant plus fort que Godard, s’il entend brouiller les pistes, garde toujours en réserve le désir romantique d’une lumière déchirant la nuit, les grands tableaux abstraits peuvent encore dessiner une figure lisible, fût-elle fugace, quelque chose comme une révélation, ce que le philosophe Alain Badiou, parlant du «platonisme anarchique de Godard», décrit comme «une remontée vers l’essence»«une invisible justice du visible».

«Il a flanqué au feu toutes les grammaires du cinéma»

«Peu à peu la rumeur s’est répandue dans Paris qu’un cinglé qui ne tournait pas comme tout le monde était en train de faire un film», raconte dans son autobiographie le directeur de la photo Raoul Coutard au chapitre du tournage d’A bout de souffle. Il se rappelle de la scripte, Suzon Faye, totalement désorientée, que le jeune Godard dont c’est le tout premier long métrage torture en lui demandant où il doit mettre la caméra : «Suzon lui indiquait la place à prendre. Mais il se plaçait systématiquement ailleurs. La pauvre Suzon pleurait. Alors, le soir, Jean-Luc lui faisait porter des fleurs.» Il ne faut jamais oublier le garnement, l’insoumis qui ne tient aucune règle pour établie. Casser les codes, la grammaire, le rituel, les pieds, voire se casser tout court quand décidément il n’arrive à rien, Godard n’a jamais cédé un iota de cet esprit de contradiction et d’insurrection. Il l’a assumé, il en a souffert aussi, probablement. Ce goût pour le rebrousse-poil systématique l’a isolé.

A bout de souffle, en 1960, fait plus de 2 millions d’entrées en France et reste dix-sept semaines à l’affiche aux Etats-Unis (le fameux Breathless) mais provoque de vifs débats. L’équipée désinvolte de Michel Poiccard, voleur de voiture qui tue un flic, traînant dans Paris et tombant amoureux de Patricia, une étudiante américaine croisée alors qu’elle vend le New York Herald Tribune sur les Champs-Elysées, fait l’effet d’une bombe. Alors que deux ans plus tôt, De Gaulle est revenu au pouvoir, que la France mijote dans un bain sixties gentiment consumériste, une espèce de joie et de menace frénétiques traverse ce polar complètement secoué : «Aucun moins de 30 ans n’avait encore jeté bas avec une telle maestria les vieux échafaudages. Godard a flanqué au feu toutes les grammaires du cinéma», assure l’éminent Georges Sadoul dans sa critique paru aux Lettres françaises. Ce n’est pas qu’une question de grammaire mais bien d’un miroir tendu à une génération qui ronge son frein et à laquelle le film livre un kit sexy d’attitudes, de postures, de rythmes, de refrains loufoques ou existentiels («on dit “tu t’en souviens” mais pas “tu t’en rappelles !”» ; «mieux vaut rouiller que ­dérouiller» ; «suis-je malheureuse parce que je suis libre ou libre parce que je suis malheureuse ?»).

Ce coup de clairon inaugural, porté par un titre qui évoque non l’élan mais la fin de parcours, poursuivra le cinéaste toute sa vie comme un impérissable hit tamponne à jamais les tympans d’une époque et de son créateur. La suite est connue. Le cinéaste retournera avec Belmondo pour un film majeur (Pierrot le fou), Jean Seberg réapparaîtra elle aussi dans un sketch, le Grand Escroc, réalisé en 1964. Mais la star du film, c’est bel et bien Godard. C’est lui que l’on scrute et commente, lui déjà qui soulève l’engouement surexcité ou une espèce de rejet violent. Selon Macha Méril, qui sera son actrice dans Une femme mariée, en 1964, «Godard régnait, incontournable. On allait voir ses films, on en débattait longuement, les camps se dessinaient, il y avait les inconditionnels et les sceptiques. Chacun attaquait l’autre, on était moderne ou rétrograde, anarchiste ou bourgeois selon qu’on aimait ou pas son cinéma».

Comme un garnement qui renverse la table

Avec son air perpétuellement ironique, ses grosses lunettes, sa voix chevrotante et ses affirmations à l’emporte-pièce, le personnage s’impose. D’autant que s’il aime plaire, il aime tout autant provoquer et déplaire. Quand on est un phénomène de société à 30 ans, qu’on incarne mieux et plus encore que Truffaut, Rivette ou Chabrol la machine de guerre anti-establishment de la Nouvelle Vague, que le mystère plane sur votre passé, vos engagements politiques, vos intentions, il y a tout à craindre, entre la récup par le système et le crash artistique. Godard a tout déjoué par le travail et l’accélération-mutation de ces modes créatifs. Il a eu des périodes, des cycles, des trous d’air, des remontées d’huile géniales mais jamais véritablement de vacances ou d’interruption dans le continuum bousculé d’effervescence laborantine qui fait sa marque.

Wikipédia fait très bien le travail de classement sur la longue durée, si l’on veut y voir clair, procéder par tranches : les années Anna Karina (1959-1967), les années Mao (1967-1973), les années vidéo (1973-1979), le retour au cinéma (1980-1988), les «Histoire(s) du cinéma» (1988-2000), la suite étant, semble-t-il, par manque de recul, plus difficile à nommer, même s’il reste encore cinq long métrages et des courts à insérer dans un cursus filmographique que le site IMDB évalue à 130 titres différents, tous formats et supports confondus.

Mais cette périodicité n’est pas vraiment convaincante si l’on veut bien considérer que la rencontre avec Anna Karina, dont il partagera l’existence et l’adhésion au maoïsme, ne relève pas tout à fait du même genre d’engouement. On peut aussi décider de ne rien classer du tout, laisser l’œuvre dans son désordre cohérent. Parce que, au fond, deux voix peuvent parler à quarante ans de distance sur la même longueur d’ondes élégiaques qui conjugue, dérègle, met en écho la lointaine errance d’une pensée qui ne trouve nul lieu où se reposer : la voix de Michel Piccoli dans le Mépris (1963) énonçant les vers de Dante («Déjà la nuit contemplait les étoiles /Et notre joie se métamorphose vite en pleurs /Jusqu’à ce que la mer se fut refermée sur nous») et celle de Godard dans le court et si beau Dans le noir du temps (2002) déclarant, avec cette solennité tremblante devenue le ton reconnaissable de tous ces films-essais, «quand je regarde le ciel entre les étoiles, je ne peux voir que ce qui a disparu». Et parce que la discontinuité, les chevauchements de la bande-son, le caractère insolite des événements tels qu’ils s’ébauchent, cessent ou s’accomplissent dans d’étranges mises en scène distanciées – comme le hold-up dans Prénom Carmen où des enfants hurlent (pour de vrai) et des adultes continuent de lire le journal (pour de faux) tandis que les coups de feu partent dans tous les sens – sont la marque Godard depuis le début.

On peut aussi se dire que dans un premier temps, après la politique des auteurs configurée et armée théoriquement par l’équipe des Cahiers du cinéma, Godard, qui a été élevé au bon grain d’une haute bourgeoisie intellectuelle et protestante, déboule sur la scène en garnement comme on renverse la table (A bout de soufflele Petit SoldatUne femme est une femmeVivre sa vieles Carabiniers). Le geste alors est encore au premier degré, quoique faussement non calculé. Il a beaucoup réfléchi, il sait ce qu’il fait, même si précisément il se garde bien de l’expliquer.

«Où et pourquoi commencer un plan, et où et pourquoi le finir ?»

Une pliure s’opère très vite, dès 1963, avec le Mépris, qui prend le tournage d’un film, le cadrage d’une star (Bardot), la puissance du passé lointain et proche (Homère, Fritz Lang) comme entrée en matière d’un art au second degré. La synthèse du polar série B et de la dystopie grise Alphaville (1965) prolonge la SF paranoïaque inventée trois ans plus tôt par Chris Marker avec la Jetée. La même année, Pierrot le fou radicalise encore les effets de palimpseste de chaque plan, chaque geste, chaque couleur, chaque émotion qui toujours évoque un autre film, une peinture, une phrase prise dans un livre dans un vertige borderline et terriblement exaltant. «L’art en même temps que la théorie de l’art. La beauté en même temps que le secret de la beauté. Le cinéma en même temps que l’explication du cinéma», écrit Godard dans les Cahiers pour un numéro spécial consacré à Renoir. Le film compose à partir de la coexistence des registres du sensible et de l’intellect un roadmovie cubiste qui est le «bateau ivre» d’un artiste qui ne veut pas se ranger : «J’en profite pour vous dire que, comme par hasard, le seul grand problème du cinéma me semble être de plus en plus, à chaque film, où et pourquoi commencer un plan, et où et pourquoi le finir ?» (Cahiers du cinéma, octobre 1965).

«En Suisse, si je veux filmer un cheval, je peux, si je veux filmer une fille amoureuse, je peux aussi, si je veux filmer une voiture, je peux, une usine, je peux, un aéroport, je peux. […] A Paris, il n’y a pas de forêt, il n’y a pas d’eau, il n’y a pas d’air.»

—  Jean-Luc Godard en 1977, à l'époque où il s'installe à Rolle

Et tout son cinéma cherche une dynamique du collage, des contrastes, une furie des registres, des récits, des dialogues, de la bande-son, des images où les formules interrogatives surgissent telles des balises dans une mer démontée. «Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Pourquoi il faut toujours une histoire ? Il me faut une histoire ! Et c’est quoi l’histoire ?» (dans Passion, 1982). Ce n’est pas tant que les questions soient neuves que la manière de les dramatiser, de les actualiser et de leur donner une résonance à l’échelle d’un cinéma qui pense encore qu’il peut être grand public, Godard estime possible un cinéma expérimental pour tous, qui sorte les gens de leur torpeur. Celle-là même qui sera le cœur du terrifiant Deux ou trois choses que je sais d’elle (1966), fiction sociologique sur les cités dortoirs et la consommation-prostitution, la vie vaincue sous la chape de plomb du capitalisme et de la pub : «Les objets morts sont toujours vivants» même si «les personnes vivantes sont souvent déjà mortes». Il faut ne pas se raconter d’histoire ou en tout cas, ne rien prendre pour argent comptant (tout en faisant les poches du symbolique). Comme le dit Deleuze, «ce qui disparaît, c’est toute métaphore ou figure. La formule de Week-end, “ce n’est pas du sang, c’est du rouge”, signifie que le sang a cessé d’être une harmonique du rouge, et que ce rouge est l’unique ton du sang. Il faut montrer et parler littéralement ou bien ne pas montrer, ne pas parler du tout».

Fin de la métaphore, fin de la triche ? «Rien à juger, rien à prouver, rien qu’à montrer et à organiser l’écoute et la vision», peut-on lire dans les notes de son France tour détour deux enfants (1979). Quand en 1968, il a l’opportunité de filmer les Rolling Stones enregistrant Sympathy for the devil, Godard montre l’ingratitude répétitive des sessions et surtout entre en conflit avec les producteurs qui veulent, in fine, qu’on entende le morceau en entier. Godard s’y oppose catégoriquement, puis un compromis semble se dessiner. Pourtant, lors de l’avant-première au London Film Festival, le cinéaste déboule dans la salle et harangue le public en lui disant de quitter les lieux, que ce montage n’est pas le sien. Il se fait siffler et évacuer par le service d’ordre alors qu’il vitupère : «Vous êtes tous des fascistes !»

Trip gauchiste

Le mouvement réflexif, un an après ce mini-scandale, aura des conséquences imprévues quand, défiant les lois de la notoriété, Godard rentre en anonymat et rejoint le groupe Dziga Vertov qu’il cofonde avec Jean-Pierre Gorin, Armand Marco ou Nathalie Billard. «Abandonner la notion d’auteur telle qu’elle était. C’est là qu’on voit la trahison, le révisionnisme. La notion d’auteur est complément réactionnaire», affirme t-il à Tribune socialiste en 1969. Ce «trip gauchiste» (selon ses propres mots, mais après coup) marque la rencontre notamment avec la cause palestinienne pour un film,Jusqu’à la victoire, une commande du Fatah, qui, après plusieurs sessions de tournage, ne verra finalement jamais le jour mais se disséminera dans de nombreux autres films, y compris sous forme polémique quand, en 1974, dans Ici et ailleurs, il n’hésite pas à faire un rapprochement en images entre la Première ministre israélienne Golda Meir et Adolf Hitler.

«Je voudrais raconter l’histoire du cinéma pas seulement d’une manière chronologique mais plutôt archéologique ou biologique.»

—  Jean-Luc Godard, esquissant, lors d'une série de conférences à Montréal, ce que seront ses «Histoire(s) du cinéma»

Fin des faux-semblants, c’est aussi la fin des tabous avec tous les risques de dérapages que cela induit. Et on ne sait trop dans quelle mesure ils furent contrôlés ou la résultante d’une fièvre interprétative qui ne s’estime quitte d’aucun interdit. De même que circulera de film en film une sexualité contrariante, parfois joyeuse, parfois sinistre, mais où revient comme un motif obsessionnel le thème de la prostitution – Vivre sa vie en 1962, Sauve qui peut (la vie) en 1980… – et aussi l’idée que tout commerce ou travail relève d’une transaction équivalent peu ou prou à une passe. «Quand on ne s’entend plus avec un homme, on peut toujours le quitter mais que faire quand c’est tout un système social qui vous viole», dit la femme dans Numéro deux (1975), opus d’une crudité pré-houellebecquienne où l’ennui, le sexe, les grands ensembles urbains, le travail et les styles de vies des classes moyennes sont l’exact opposé de la trépidante folie pop du Godard sixties.

La fin de Dziga Vertov n’ouvre pas une période de retour vers la pleine lumière, ni le cœur du système que décidément il fuit, cherchant à se maintenir dans la marge qui seule désormais semble lui convenir. Avec Anne-Marie Miéville, il déménage de Paris pour Grenoble, notamment pour se rapprocher de Jean-Pierre Beauviala, le fondateur d’Aäton (un fabricant d’équipements de prise de vue), et migrer délibérément vers la recherche vidéo en s’équipant de tout le matériel dernier cri.

De la question politique à la thématique du sacré

Un autre déménagement en 1977, à Rolle en Suisse, dans le canton de Vaud, au bord du lac Léman, fixera le cinéaste et sa compagne durablement dans ce lieu électif qui se situe à une dizaine de kilomètres de Nyon où il a grandi. A ceux qui s’étonnent de cet exil, il répond : «Ici, si je veux filmer un cheval, je peux, si je veux filmer une fille amoureuse, je peux aussi, si je veux filmer une voiture, je peux, une usine, je peux, un aéroport, je peux. […] A Paris, il n’y a pas de forêt, il n’y a pas d’eau, il n’y a pas d’air.» Désormais, Godard devient l’«ermite de Rolle», réfléchit à une œuvre somme qui serait pour lui une manière de faire un premier bilan. Il va avoir bientôt 50 ans.

Une série de conférences à Montréal jette les bases des Histoire(s) du cinéma et, dès la première, il en explicite le projet : «Je voudrais raconter l’histoire du cinéma pas seulement d’une manière chronologique mais plutôt archéologique ou biologique.» Il ne mettra ce plan à exécution qu’au cours des années 90. Mais dans la trajectoire géographique de Paris vers Rolle s’élabore, dans le temps long, une lente conversion personnelle qui, de cinéaste uniquement préoccupé par le présent (comme le pointera Truffaut, «pas un personnage de Godard n’a parlé de ses parents ou de son enfance, c’est extraordinaire, il ne filme que ce qui est moderne») se tourne de plus en plus vers le passé, l’archive, la mémoire, comme s’il lui fallait tout ensemble reconquérir sa propre expérience et empêcher que ne sombre dans l’oubli la masse des images qu’il juge toujours avoir été insuffisamment aimée, comprise, jugée. «J’existe aujourd’hui en une étroite solidarité avec le passé. Je refuse d’oublier parce que je ne veux pas déchoir», dit-il en 1995 dans son discours de réception du prix Adorno. Soit donc, si l’on veut, la pliure (le Mépris), l’effacement (Vertov), la distance (Rolle) et… la mélancolie (JLG/JLG autoportrait de décembre, les Histoire(s) du cinéma, Dans le noir du temps). Ce dernier ne dure que dix minutes, et chacun peut le voir sur YouTube. Il offre en un bouquet le meilleur de l’art godardien du montage et de la citation en onze séquences crépusculaires arrachées à ses films ou à d’autres : «les dernières minutes de la jeunesse», «les dernières minutes du courage», «les dernières minutes de la pensée», «les dernières minutes de l’imprescriptible»… Il conviendrait de suivre la manière dont la question politique, le marxisme actif, avec sa capacité à interroger tout rapport, laisse place de manière évidente, à l’orée des années 80 (marquées par l’arrivée de la gauche au pouvoir en France et une rapide ultime désillusion sur un désir de profonde transformation sociale), à la thématique du sacré, de la transcendance et de l’infini. C’est vrai avec l’image du ciel dans Passion mais aussi, bien entendu, avec la naissance de Jésus dans Je vous salue, Marie ou l’incarnation du divin dans Hélas pour moi (avec le fameux jeu de mot publicitaire : «GODart/deparDIEU»).

Mais en dessinant ainsi ce mouvement, on est évidemment très loin de la vérité. Parce qu’on ne dit rien du grave accident de moto en 1971 qui laisse Godard dans le coma et à l’hôpital pour six mois. Parce qu’on ne dit rien du come-back fracassant au cinéma «classique» en 1980 avec Sauve qui peut (la vie), réunissant Jacques Dutronc, Nathalie Baye et Isabelle Huppert, dont il organise savamment le storytelling : «C’est la deuxième fois que j’ai le sentiment d’avoir ma vie devant moi, ma deuxième vie, dans le cinéma… ou plutôt la troisième. La première, c’est quand je n’en faisais pas, je tournais autour, je cherchais ; la deuxième, c’est à partir d’A bout de souffle, jusqu’aux années 1968-1970, et puis il y a eu le reflux, ou le flux, je ne sais pas comment il faut dire ; et la troisième, c’est maintenant

C’est passer sous silence le projet produit par Francis Ford Coppola où il imagine rassembler Diane Keaton, Marlon Brando et Robert De Niro, mais qui ne se fera jamais. Ou encore le projet insolite avec Jerry Lewis, farce sur Mai 68 où le grand acteur américain devait interpréter deux rôles, à la fois Georges Pompidou, Premier ministre, et Georges Séguy, secrétaire général de la CGT. Mais aussi le travail foutraque avec Daniel Cohn-Bendit sur le Vent d’est tourné en juin-juillet 1969, le leader étudiant voulant tourner dans un western, idée que Godard trouvait stupide. Cohn-Bendit s’exprima beaucoup plus tard sur cette rencontre : «C’est à cette époque que j’ai compris que Godard est quelqu’un qui s’empare de tout ferment révolutionnaire pour surmonter sa propre histoire. Il faut bien comprendre ça, si l’on veut comprendre Godard : toute sa vie est une révolte permanente contre son origine, contre sa famille qui appartenait à la grande bourgeoise suisse, raciste et fascistoïde. C’est ça qui le fascinait dans la révolte de 68 et aussi dans le maoïsme – pour lui, il fallait que ce soit le plus radical possible.»

Avec Truffaut, la lutte des classes inversée

Il faudrait aussi revenir sur les années 1977-1978 quand, avec Anne-Marie Miéville, Godard se rend à Maputo, au Mozambique, pour y lancer un projet de télévision nationale dans un pays africain qui vient d’acquérir son indépendance, projet rapidement interrompu sur un constat d’échec et d’incompatibilité de point de vue. Ou sur son happening, le 22 janvier 1985, au journal de 13 heures de TF1présenté par Yves Mourousi et Marie-Laure Augry , qu’il ne cesse d’interrompre et de critiquer pendant une demi-heure, déplaçant l’axe des caméras, interpellant les techniciens : «La télévision, c’est de la blague, c’est l’imposture de notre temps…» Ou sur les films de commande qui s’enchaînent dans une étrange course au fric vite gagné (pour la marque des stylistes Marithé et François Girbaud, France Télécom, le Figaro Magazine et même Darty qui refusera de montrer le film…).

On peut encore raconter Godard dans le phénomène de balancier entre une extrême écoute et perméabilité aux débats intellectuels en cours, lui qui dialoguera avec Pasolini, Deleuze, Duras, François Furet, Pierre Vidal-Naquet, Elias Sanbar, Alain Badiou ou l’économiste Bernard Maris, et qui ratera de peu de décrocher une chaire au Collège de France à la demande de Pierre Bourdieu. Il s’évertue aussi à rompre les liens, fermer les portes et s’enfermer dans une tour d’ivoire ou tour de contrôle hérissée d’antennes paraboliques. Sa biographie est jalonnée de retournement d’alliance, de disputes, d’amis devenus ennemis, de compagnons de route largués en rase campagne et de commanditaires floués. L’une des plus cinglantes ruptures fut celle avec l’ancien camarade François Truffaut que Godard qualifie de «menteur», de «traître» et auquel l’auteur de la Nuit américaine répond à plusieurs reprises par des missives incendiaires : «Selon moi, tu te conduis comme une merde, […] cet art de te faire passer pour une victime […], de la censure, des distributeurs à ciseaux, alors que tu te débrouilles toujours très bien pour faire ce que tu veux, quand tu veux, comme tu veux, et surtout préserver l’image pure et dure que tu veux entretenir, fût-ce au détriment des gens sans défense…» C’est une lutte des classes inversée, le prolo orphelin Truffaut est accusé d’être rentré dans le rang, de faire le jeu du cinéma bourgeois, tandis que le fils de médecin, petit-fils de grand banquier revendique son irréductible insoumission.

«Un matin, il me fait : “Dis, petit, t’es à chier. C’est très mauvais ce que j’ai vu. Il faut que tu fasses un effort.” Me dire ça, devant tous les techniciens après m’avoir dit le contraire la veille, ça m’a complétement ratatiné la gueule.»

—  Johnny Hallyday à propos du tournage de «Détective» (1985)

Il se fâchera aussi avec le cinéaste Jean Rouch (qu’il admire, puis méprise), le producteur Marin Karmitz, le cinéaste Claude Lanzmann, l’écrivain Norman Mailer, Woody Allen (qu’il torture dans le court film Meeting Woody Allen), Jane Fonda (qu’il vilipende pour son engagement «factice» dans Letter to Jane), avec Raymond Depardon qui a un projet de film sur Godard (mais ce dernier se montre glacial), avec Isabelle Adjani qui déserte le tournage de Prénom Carmen ou Depardieu qui se barre avant la fin de celui de Hélas pour moi, ou encore le directeur de Beaubourg Dominique Païni qu’il fait tourner en bourrique à l’occasion d’une expo qu’il laissera inachevée, plantant tout le monde au milieu du gué. Son biographe Antoine de Baeque, qui écrit sur lui un livre de 900 pages, n’aura jamais accès directement à son sujet qui lui adresse, comme aux deux autres biographes précédents, une fin de non-recevoir et ridiculise quand il peut leur entreprise en disant que tout est faux. «Il a un don particulier pour vous réduire à zéro», racontera Claude Brasseur, acteur dans Bande à Part qui revient, vingt ans après, dans Détective. Embarqué dans cette aventure tendue, Johnny Hallyday évoquera la manière dont le cinéaste dresse les gens les uns contre les autres en alternant compliments et vacheries : «Un matin, il me fait : “Dis, petit, t’es à chier. C’est très mauvais ce que j’ai vu. Il faut que tu fasses un effort.” Me dire ça, devant tous les techniciens après m’avoir dit le contraire la veille, ça m’a complétement ratatiné la gueule.»

A voix haute et en roue libre

Pourtant, régulièrement, Godard fait aussi état ou confidence de sa souffrance, de sa solitude, de son sentiment d’être incompris. Cet isolement grandit au cours des années 90. La question de l’influence et de l’aura du cinéaste se pose cruellement. Sa notoriété, son autorité semblent n’avoir jamais décliné et cependant les films ne sont plus centraux, ils sont peu vus (140 000 entrées pour Nouvelle Vague avec Delon en 1990, 53 500 spectateurs pour For Ever Mozart en 1996, 29 000 pour Notre musique en 2004…). Ils deviennent l’occasion d’interventions publiques (interviews fleuves, conférences de presse, invitations institutionnelles…) où la machine conceptuelle et poétique de Godard fonctionne à voix haute et en roue libre. Mais les cinéastes qui se réclament ouvertement de son héritage sont rares. La géopolitique du cinéma est en mutation – nouveau cinéma chinois, taïwanais, émergence de signatures fortes en Iran, reconfiguration du cinéma indépendant aux Etats-Unis –, toutes choses qui ne traversent pas réellement un Godard qui se concentre sur une double interrogation à la fois européenne et autobiographique. Son exigence cassante et son tempérament orageux tiennent critiques et admirateurs en respect.

Mais, en contrepartie, l’homme Godard semble vivre et vieillir dans l’ombre d’une légende qui l’encombre et qu’il fuit. «Je n’ai pas de téléphone portable, c’est peut-être pour ça qu’on ne m’appelle pas», confie-t-il aux Inrocks en 2005. L’humeur noire de Godard est ancienne, lui qui déjà se cognait la tête contre les murs de sa chambre d’adolescent en conflit avec sa famille. On parlera ici et là d’autodestruction et de pulsions suicidaires. A Olivier Séguret, qui le raconte dans son livre Godard vif, il avoue subitement : «Bien sûr je connais un ou deux endroits où je me dis, parfois quand je me promène : “Tiens, je pourrais me jeter de cette falaise, ce serait une mort certaine.” Et, en même temps, je me dis : “Ça me fait peur, je vais avoir peur de sauter…”»

En 1986, Serge Daney, qui fut un exégète godardien capable tout autant de ferveur que de distance, écrit à un moment où il est lui-même hanté par le motif de la «mort du cinéma» : «Comme beaucoup d’inventeurs de formes, [Godard] va de l’avant à reculons, avec appréhension, le regard tourné vers ce dont il s’éloigne. Il est moins l’homme qui ouvre des portes que celui dans les yeux duquel un paysage jadis familier et “naturel” se modifie avec le recul. Rongé par une inquiétante étrangeté, gagné par le mystère des choses quand on sent qu’on ne sait plus les faire.» Comptable plus qu’aucun autre de l’accélération de l’histoire et de la péremption des utopies, conquistador naviguant à vue, voleur de feux brûlé vif, poète et bouffon, cherchant quelque axiome fondateur que d’évidence, si jamais il l’avait trouvé, il se serait fait une joie de détruire aussitôt, Godard survit à l’intégralité des corps, idées, dieux, paysages, outils, commotions qu’il a tour à tour embrassés et récusés. L’affolement que provoque son œuvre, son caractère violemment récapitulatif et prospectif, l’enchantement et la désolation fracassés l’un dans l’autre dans la «saturation des signes magnifiques» relancent pour longtemps encore le désir de voir, aimer et penser Godard.


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