par Robert Maggiori publié le 22 juin 2022
«Qui l’a entendu n’oubliera pas de longtemps l’enthousiasme irrésistible dont il sait, quand il veut, soulever l’auditoire […]. Il est difficile en effet de mieux parler que lui sur les Origines de la famille, de la religion, sur le Suicide, sur le Crime et la peine, sur les mœurs et le droit.» Le professeur qui parle si bien est alors un inconnu. Agrégé de philosophie, il a enseigné aux lycées de Sens, Saint-Quentin et Troyes, avant d’être «provisoirement détaché dans le supérieur pour assurer la charge d’un cours de “pédagogie et science sociale” depuis 1887», à la faculté de lettres de Bordeaux. Après sa soutenance de thèse, il est nommé dans cette université et obtient la chaire de science sociale, en 1896. Son nom ne sera plus ignoré : il a publié, l’année précédente, les Règles de la méthode sociologique, il fait paraître, deux ans après, le Suicide et lance (en 1889) sa «grande œuvre collective», la revue l’Année sociologique : travaux par lesquels, en fixant les caractères du fait social, il établit les bases de la sociologie et lui donne son statut de science.
Un auditeur zélé
Parmi les étudiants qui suivent les cours bordelais, il y a un jeune homme attentif, qui ne perd pas un mot des leçons du maître, et qui, d’une écriture «fine, serrée, tout en boucles, saturée d’innombrables abréviations personnelles, quasiment illisible, voire incompréhensible», note tout, tel une sténographe, sur un «cahier à reliure rigide», soit l’ensemble des treize leçons dispensées devant une trentaine d’étudiants de licence et d’agrégation de philosophie, entre décembre 1892 et avril 1893.
Le professeur, Emile Durkheim, a dû certainement, de temps en temps, lever les yeux sur cet auditeur si zélé, qu’il connaît bien d’ailleurs : il s’agit de son neveu, Marcel Mauss, qui sera aussi célèbre que lui. Cette rencontre à la fois familiale et intellectuelle entre le père de la sociologie et celui qui deviendra le père de l’anthropologie française est déjà, en soi, exceptionnelle. Mais le destin de l’épais cahier relié l’est tout autant. Personne n’était au courant de son existence. Quelques spécialistes savaient que l’oncle, cette année-là, avait fait un cours de sociologie criminelle, mais nul n’en connaissait le contenu ni ne soupçonnait l’existence de notes exhaustives prises par son neveu. Après la guerre, qui a emporté toutes les archives Durkheim, on ne s’en souciera plus.
Caractéristiques sociales du crime
Mais s’il se trouve des étudiants zélés, il existe aussi des chercheurs acharnés. C’est le cas de Matthieu Béra, maître de conférences en sociologie à l’université de Bordeaux, membre du comité directeur des Durkheimian Studies, et rédacteur en chef des Etudes sociales. Durant des décennies, il effectue des recherches auprès des héritiers des familles Durkheim et Halphen (Marie Bella, la fille de Durkheim, a épousé l’ingénieur Jacques Halphen) et de ceux des étudiants qu’il a réussi à identifier, fouille «de façon méthodique dans les papiers et les bibliothèques privées de ces descendants», et, en juin 2018, fait la «découverte extraordinaire» : le «cahier à reliure rigide» de Marcel Mauss, «vierge de toute mention de titre et d’auteur», qui depuis près de quatre-vingts ans reposait «parmi les volumes d’une bibliothèque inactive de la veuve d’un descendant de la famille Halphen». Ce cours inédit de Durkheim établi à partir du manuscrit de Mauss, Matthieu Béra le publie aujourd’hui, sous le titre Leçons de sociologie criminelle, en l’entourant d’un extraordinaire appareil critique qui contextualise, explique, éclaircit absolument tout.
On a donc désormais le plus consistant ouvrage du jeune Durkheim, qui prépare et annonce la rupture épistémologique représentée par les Règles de la méthode sociologique et le Suicide. Mais il est en lui-même d’un intérêt majeur, puisqu’il inverse la façon dont on envisageait jusque-là la criminalité, en passant de l’étude des caractéristiques psychologiques du criminel à celle des caractéristiques sociales du crime lui-même.
Cette conception est «vicieuse», dit Durkheim
L’un des courants de la criminologie de l’époque – l’«Ecole italienne» représentée par Cesare Lombroso et ses disciples Raffaele Garofalo ou Enrico Ferri – considérait en effet qu’il fallait centrer les investigations non sur les délits mais sur les délinquants, et par conséquent que la sociologie criminelle devait «avoir à sa base l’anthropologie criminelle», l’étude du «tempérament criminel», ce qui, chez le célèbre Lombroso, aboutira (sans parler des dérives eugénistes et racistes) à la thèse d’un atavisme criminel («criminel-né»), identifié à partir de toute une série de traits anatomiques ou physiognomiques, de stigmates physiques mesurables, comme la forme du crâne, la saillie maxillaire, le nez tordu et aplati, les arcades sourcilières saillantes, la longueur excessive des bras par rapport aux jambes, etc. Cette conception est «vicieuse», dit Durkheim, et ne peut constituer «le point de départ de la criminologie». En affirmant qu’il faut partir du fait social qu’est le crime, le sociologue annonce d’emblée dans quel sens il faut enquêter : «Quels sont les traits constitutifs de l’acte criminel ? Si le crime à des traits constitutifs, il a des caractères variables : quelle est donc l’évolution du crime ? Enfin, quels sont les facteurs du crime : anthropologiques, physiologiques, sociaux ?» De fait, les treize leçons suivent exactement le plan d’une investigation d’abord ontologique (y a-t-il une «essence» du crime ?), puis historique (les actes qualifiés de criminels sont variables selon les époques, les contextes et les systèmes pénaux), étiologique (quelles causes les théories biologiques, psychologiques, psychiatriques ont-elles attribué au crime ?) et enfin sociologique.
Les définitions du crime sont multiples. «Le crime consiste dans les actes opposés à l’état social», écrit par exemple Beccaria ; on a dit aussi qu’il est une «violation d’un droit utile à la société», ou un acte qui «trouble les conditions fondamentales de la vie sociale et offense la conscience morale de la société». Durkheim récuse tant l’argument de l’utilité, que celui de la nocivité et de l’immoralité, et arrive à une définition qui semble de prime abord étrange : «Ce qui constitue l’essence du crime, c’est l’opposition qui constitue le crime» – d’où il suit qu’il faudrait dire «non pas qu’un acte criminel offense la conscience collective» mais plutôt que «le crime c’est l’acte réprouvé, c’est l’acte à réaction pénale». Pourquoi définir le crime par son effet, à savoir la peine ? Cela évite la vaine quête d’une «définition in abstracto», qui «serait valable en tout temps et en tout lieu», mais a surtout l’avantage de toucher le seul véritable invariant de l’acte criminel, à savoir qu’il renvoie toujours et partout à ce qui est puni (cela n’empêche pas Durkheim d’examiner ensuite les raisons, variables, elles, qui conduisent à sanctionner tel acte plutôt que tel autre). Par là même, le sociologue pose que le crime est un fait social normal, dans la mesure où dans toutes les sociétés des actes suscitent des sanctions, soit institutionnelles, judiciaires, pénales, soit «informelles» (venant de la famille, l’école, l’entreprise…), mais aussi nécessaire, car, en provoquant des «réactions» négatives de la conscience collective, comme la protestation, l’indignation, la honte, etc., il la «réactive» et réveille la cohésion, l’harmonie, «le sentiment de solidarité qui fonde la société». Certaines pages à ce propos sont étonnantes : on dirait que Durkheim, disparu en 1917, a observé la façon dont la société actuelle s’est comportée face par exemple aux attentats terroristes.
Les types de suicide
Le sociologue retrace ensuite l’évolution des normes juridiques par lesquelles, selon les lieux et les époques, on a criminalisé ou au contraire décriminalisé certains actes. Mais c’est l’élaboration d’une «sociologie criminelle» qui est évidemment la plus intéressante, passant entre autres par une typologie des crimes. Le Suicide date de 1897, ces Leçons de 1892-93 : grâce aux documents proposés par Béra, on peut constater que les deux œuvres sont «parallèles». On connaît les types de suicide : suicide égoïste, altruiste, anomique et fataliste. Pour le crime, Durkheim propose une grille presque superposable : crime altruiste (homicides, en particulier causés par les vendetta, les codes d’honneur, crimes sexuels, attentats…), anomique (abus de confiance, banqueroutes, fraudes, crimes contre les «choses» et la propriété…), alcoolique(coups et blessures, injures…), ataxique (vols, vagabondages…). La sociologie et le droit d’aujourd’hui pourraient certainement corriger ou ne pas reprendre certaines catégories forgées ici. Mais ce qui est frappant, c’est la minutie avec laquelle Durkheim analyse tous les facteurs sociaux du crime, détaille, pour les contrer, les explications biologiques, psychopathologiques ou physiologiques (hérédité, atavisme, dégénérescence, folie…), autrement dit met en place la méthode d’une «sociologie criminelle».
La sociologie est apparue dès son aurore comme une science improbable. Quand, à la fin des années 1830, Auguste Comte commence à utiliser le terme, on conteste tant le mot lui-même, hybride gréco-latin, que la chose qu’il est censé désigner, une «nouvelle science de la société» dont on estime qu’elle est impossible ou trop ambitieuse. Retrouvées par miracle, ces Leçons du «premier Durkheim», comme les œuvres majeures qui vont suivre, lui donnent à la fois son fondement, sa rigueur et son ambition. Et peut-être aussi la possibilité d’ensemencer d’autres champs. Car le jeune Marcel Mauss, qui les a transcrites sur son cahier, s’en est nourri, a mis ses pas dans ceux de son oncle, ouvert ses recherches à l’ethnologie et à l’anthropologie, et, quelques années après, a obtenu une chaire au Collège de France – la toute première chaire de Sociologie, qui, sans le travail d’Emile Durkheim, serait restée une chaire de «Philosophie sociale».
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