Par Camille Stromboni Publié le 20 juin 2022
Confrontés à une pénurie de sages-femmes, de nombreux hôpitaux sont déjà en alerte. Même de grands établissements « de type III », qui accueillent les patientes les plus à risque, se retrouvent en difficulté, craignant de ne plus pouvoir venir en aide aux autres maternités.
« A l’heure où je vous parle, nous avons cinq patientes qui ont des maladies qui exigent qu’on déclenche l’accouchement, mais nous n’avons aucune place en salle de naissance. » Le professeur Stéphane Bounan le dit posément, ce jeudi 16 juin. Il peut examiner chaque recoin de son service, au centre hospitalier de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), le constat est sans appel : ça coince « comme jamais », avant même le cœur de l’été, période toujours tendue.
Pas question pour le praticien de prendre le risque de transférer l’une de ces femmes vers d’autres structures. « Ce serait dangereux », dit le chef de service de cette maternité « de type III », qui accueille les grossesses les plus à risque, avec des services de réanimation néonatale et adulte dans ses murs. « On attend que des places se libèrent en salle de naissance, dit-il. Mais ce n’est pas confortable du tout. »
Voilà des mois que tout se dégrade. Avec un mal que ne connaissaient pas vraiment, jusque-là, les grandes maternités comme celle de Stéphane Bounan : les postes de sage-femme vacants. Sur un effectif de 91 temps plein, le service compte aujourd’hui… 63 postes pourvus. Il y a à peine deux ans, il était au complet, se souvient-il.
Les établissements du département de Seine-Saint-Denis font partie des maternités les plus en difficulté face à la pénurie de sages-femmes, mais l’alerte est générale, à entendre les acteurs de la périnatalité, qui s’inquiètent de la « catastrophe » à venir depuis des mois. « La situation est dramatique partout en ce moment, donc autant vous dire que, cet été, ça va être l’enfer », dit Camille Dumortier, présidente de l’Organisation nationale syndicale des sages-femmes (ONSSF), qui relève déjà des « problèmes de sécurité flagrants » dans certains établissements, en raison du sous-effectif.
« Ça va être terrible cet été »
A Saint-Denis, ce sont d’abord les consultations non essentielles qu’il a fallu fermer, comme l’hypnose ou la sophrologie, puis les cours de préparation à l’accouchement, l’activité d’échographie… Les inscriptions ont progressivement été restreintes, passant à 300 par mois, contre 400 auparavant. Jusqu’à toucher le cœur du réacteur : depuis le début de l’année, 8 des 26 lits pour les grossesses à haut risque, et 10 lits de « suites de couche » ont fermé. Ainsi que 2 salles de naissance sur 9, et la salle de prétravail.
Avec des conséquences. Comme ce premier refus de prendre une patiente qu’il a dû opposer à la cellule régionale de transferts « in utero », qui gère la régulation des urgences concernant les grossesses pathologiques. S’il arrive toujours à une maternité de se retrouver parfois saturée – son cœur d’activité est d’accueillir du « non-programmé » –, c’est devenu bien plus fréquent.
« Le week-end du 11 juin, on s’est mis en “délestage”, c’est-à-dire qu’on indique au SAMU qu’on ne peut plus prendre personne pendant un certain temps, explique le gynécologue-obstétricien. Mais là, il n’y avait aucune autre maternité de Seine-Saint-Denis qui pouvait encore accueillir… Et ça c’est nouveau. » A la clinique de l’Estrée, à Gonesse, à Aulnay, au Blanc-Mesnil, à Jean-Verdier… tout le monde était plein. La patiente aurait été accueillie à Louis-Mourier, à Colombes (Hauts-de-Seine), croit savoir le médecin. « Ça va être terrible cet été », lâche-t-il, rappelant que le nombre d’accouchements augmente durant la saison estivale.
Au ministère de la santé, on assure avoir « bien identifié que des difficultés peuvent survenir dans certaines maternités à l’approche de l’été », sans communiquer d’éléments plus précis sur l’ampleur du phénomène. Les agences régionales de santé (ARS) travaillent à « mobiliser tous les leviers possibles pour répondre aux éventuelles tensions en ressources humaines », indique-t-on à la direction générale de l’offre de soins.
Selon l’ONSSF, qui a collecté des remontées de 200 maternités en juin (sur 481), 80 % des maternités n’ont pas réussi à recruter de sages-femmes à hauteur des besoins. « Cela fait des mois qu’on alerte les ARS sur la situation, le gouvernement… mais rien ne se passe », dit Camille Dumortier. Dans plusieurs établissements, les fermetures en pointillé, qui pouvaient se produire ponctuellement l’été, ont déjà lieu : quelques nuits, le week-end, ou même en journée.
Le coup de tonnerre de la maternité de Nevers, qui a dû fermer une semaine en avril, après que l’ensemble des sages-femmes ont été en arrêt-maladie, a été seulement le cas le plus marquant. Il illustre bien les racines du problème, pour Mme Dumortier : « Quatorze sages-femmes ont fait le travail de 26 pendant plus d’un an, reprend-elle. Elles sont passées de 5 en garde, à 4, puis 3… et quand on leur a dit qu’elles n’allaient être plus que 2, ç’a été le burn-out : on ne peut plus travailler dans ces conditions. »
Depuis plusieurs mois, les mobilisations de sages-femmes s’enchaînent pour dénoncer les conditions de travail de cette profession à forte responsabilité, mais trop peu reconnu dans le monde de la santé, mais aussi financièrement. La revalorisation de 500 euros actée par le gouvernement, en novembre – une jeune sage-femme gagne désormais environ 2 000 euros net par mois – ne manque pas d’apparaître largement insuffisante face à des maux plus profonds.
Il est possible de mettre fin à la « spirale infernale » des départs qui rendent à chaque fois les conditions plus dures pour ceux qui restent, engendrant de nouveaux départs, défend Isabelle Derrendinger, présidente du conseil national de l’ordre des sages-femmes. « Oui, on peut interrompre ce cercle vicieux, et rapidement,assure-t-elle. Il est urgent de revoir le statut des sages-femmes, qui ne sont toujours pas reconnues comme une profession médicale ; il faut de vraies revalorisations, et une révision du cadre juridique des décrets sur la périnatalité – datant de 1998 ! –, qui fixent des effectifs insuffisants et uniquement pour les salles de naissance. »
« Maintenant, des hôpitaux déroulent le tapis rouge, avec des propositions pour des gardes qui peuvent atteindre 800 euros, avec logement et transport, contre 150 euros avant… mais c’est trop tard,ajoute Camille Dumortier, amère. Aujourd’hui, de nombreuses sages-femmes ont baissé les bras pour se préserver. » Outre les départs de l’hôpital vers le secteur libéral, d’autres ont tout simplement quitté le métier.
« Pour les semaines qui viennent, on retient notre respiration », reconnaît la professeure Alexandra Benachi, gynécologue-obstétricienne à la tête d’une autre maternité de type III, celle de l’hôpital Antoine-Béclère, à Clamart (Hauts-de-Seine). Si son planning de garde est rempli pour rester ouvert tout l’été, malgré une demi-douzaine de postes de sage-femme vacants sur 45, l’année 2022 ne sera pas comme les autres. « On sert aussi de soupape de sécurité aux autres structures, et là on ne pourra pas leur venir en aide », prévient-elle. Et ce, malgré le choix de l’équipe, pourtant « épuisée », de rouvrir les dix lits de maternité fermés à l’été 2021, avec moins de personnel. « On ne voulait pas revivre les extrêmes tensions dues aux fermetures, entre les patientes qui attendaient sur des brancards, dans les couloirs, et les transferts très mal vécus », dit la professeure Benachi.
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