Par Jacques Follorou
Publié le 21 juin 2022
Après les écoles publiques, les établissements privés se voient à leur tour interdire les classes mixtes, privant de scolarité toutes les filles au-delà de 12 ans.
Le refus de l’ordre taliban ne passe quasiment plus par les armes. Désormais, il est surtout civil. Mais les derniers îlots de résistance, notamment en matière d’éducation des filles, sont en train de céder sous la pression des islamistes afghans.
Voilà près d’un an que les écolières de plus de 12 ans n’ont pas revu les bancs de l’école publique en Afghanistan. Lors du retour au pouvoir des talibans en août 2021, une partie des établissements publics n’ont pas rouvert, anticipant la politique à venir des nouveaux maîtres de Kaboul. Seuls les établissements privés avaient, jusque-là, réussi à contourner les injonctions des intégristes afghans et continué à les accueillir. Cette exception est en passe de disparaître.
Brandissant son téléphone, le gestionnaire d’une école d’anglais du quartier de Dasht-e-Barchi, à l’ouest de Kaboul, habité à 95 % par les Hazara, une minorité chiite, montre le message envoyé, le 13 juin, par les autorités talibanes sur le groupe WhatsApp des établissements privés de la capitale afghane. Il émane des services du gouverneur de la province de Kaboul et aligne les « centres éducatifs » qui ne dépendent pas de l’Etat afghan sur les règles déjà en vigueur dans le secteur public. A une différence près : les plus de 12 ans pourront toujours avoir accès à des disciplines extrascolaires, sous certaines conditions.
« La ségrégation sera la norme »
« Cela veut dire qu’ici, explique le directeur pédagogique et administrateur de l’école d’anglais, Najibullah Rezayee, qui accueille de 300 à 400 jeunes, à partir du 24 juin, l’éducation mixte, c’est fini, les filles seront tout en noir et le visage couvert. La ségrégation sera la norme dans les classes, y compris pour les enseignants, mais aussi dans le temps. Les uns viendront le matin, les autres, l’après-midi. De fait, cela met en péril notre école car, pour le même salaire, il faudra que nos douze professeurs fassent deux à trois fois plus d’heures. On avait réussi à rester sous les radars, c’est terminé. »
Par la fenêtre de son bureau, dans le jardin, on ne peut manquer la courte tunique jaune safran, le jean et le voile vert pâle ne couvrant que la moitié des cheveux de Sahar, 16 ans, assise sur un banc. Ils disent tout de cette jeune fille vive dont l’œil sombre et la voix s’animent d’un coup quand elle parle de la loi talibane. « Le noir n’est pas une couleur, comment peut-on vouloir séparer les deux parties d’un même monde ? Ils ont peur des femmes car, dans le fond, elles sont plus fortes que les hommes. »
Fille d’un commerçant, elle est la dernière d’une famille de sept enfants dont trois sœurs qui ont fait des études ; l’une d’elles, médecin, a cessé d’exercer à cause des contraintes talibanes imposées aux femmes lors de leurs déplacements. « Mes sœurs m’ont dit : “Si tu veux avoir une vie, fais de l’anglais puisque tu ne vas plus à l’école.” » Il ne lui reste plus que cela, une heure et demie de cours par jour. Pour l’heure, elle se dit « déprimée », mais « sa colère » lui donne de la force. « Pour moi, les talibans sont des ennemis. Même si ma mère a peur d’eux, elle me comprend, et je garde espoir de bâtir ma propre vie, peut-être à l’étranger, grâce à l’anglais… »
Assise à côté d’elle, Zaïna, 17 ans, offre un regard timide et fixe qui laisse poindre une sourde détermination à contredire ce destin funeste réservé aux filles. « Des copines disent qu’il faut accepter car les talibans, c’est notre gouvernement maintenant. Je ne suis pas d’accord. » D’ailleurs, elle est venue ici contre l’avis de ses parents ; son père est boulanger, seule ressource de la famille. « Que j’apprenne ou pas, ma mère me dit que je mangerai toujours la même chose et que je risque moins de mourir en n’essayant pas à tout prix d’avoir une éducation. »
En guise de scolarité ne restent à ces jeunes filles que les livres à la maison ou Internet. Mais de l’avis de Najibullah Rezayee, « on constate déjà une chute sensible de la motivation chez les filles par rapport aux années précédentes, beaucoup abandonnent l’espoir de s’instruire ». En 2020, selon la Banque mondiale, le nombre de filles dans l’enseignement secondaire était de 40 % en Afghanistan, contre 7 % en 2004. « On va essayer de tenir face aux restrictions, à la peur et au manque d’étudiants, mais ça va être très difficile, l’offre d’éducation va se réduire pour les filles. »
« La peur est réelle »
A deux pas de là, il suffit de traverser le grand et industrieux boulevard Shahid-Mazari, et d’emprunter une ruelle pour découvrir un établissement soumis à la même pression. Derrière une porte sans signe distinctif, on accède à un centre de préparation aux concours d’entrée à l’université en sciences. La réserve de son administrateur, Mohammad Zahir Mohammadi, rappelle la sensibilité du sujet. Il est au courant du courrier du 13 juin, mais il espère encore. « Les agents du ministère pour la promotion de la vertu et de la prévention du vice nous contrôlent deux à trois fois par mois et, pour l’instant, ça va, dit-il. Mais il règne beaucoup d’incertitude, on ne connaît même pas la date des examens, la peur est réelle ; on craint même des attaques terroristes, d’où les deux gardes armés à l’entrée. »
Dans son établissement, le nombre de filles a baissé de 50 % depuis l’arrivée des talibans au pouvoir. Elles représentaient 70 % des 800 à 1 000 élèves qui viennent ici de 5 h 30 à 18 h 30, elles sont désormais un peu moins de 40 %. « Notre résistance aux talibans est aussi financière. On n’arrive quasiment pas à payer le loyer, les professeurs ou les personnels administratifs, mais on continue quand même, notre but est d’empêcher que l’école ferme », lâche l’administrateur d’une voix sèche, qui tranche avec les éclats de rire venant d’un petit amphithéâtre voisin, installé sous un toit en tôle et entouré de quatre murs étroits en béton.
Près d’une centaine d’étudiants, filles devant et garçons derrière, séparés par une vague planche en contreplaqué, boivent les paroles d’un jeune professeur de mathématiques qui parcourt l’estrade tel un télévangéliste et écrit des équations sur un vaste tableau noir en ponctuant son discours de traits d’humour. A la fin du cours, ils se mélangent tous gaiement dans la cour comme dans la plupart des écoles du monde. Le monde d’avant.
A l’extérieur, Aqila, 18 ans, et Shakila, 19 ans, attendent leur cours à l’ombre d’un arbre. Le visage découvert, elles portent, au-dessus de leurs vêtements, la longue tunique noire imposée par les talibans. Livres et téléphones sur les genoux, elles opposent un regard grave, parfois résigné, au sort qui leur est fait. « Il existe une peur diffuse, dit Aqila, chez les filles comme chez les parents. Ma mère m’a encouragée à venir ici et je veux rester dans mon pays, mais je sais que je ne pourrai jamais avoir une vie normale. Il ne reste qu’à espérer. »
Laissant défiler le souvenir des derniers mois, elle marque soudain un silence. Comme lasse, elle ajoute, « les talibans ont l’air moins strict qu’au début, on finit toujours par s’habituer, peut-être que ça ira ». Shakila, le visage rond et barré de lunettes à grosse monture noire, n’arrive pas, contrairement à son amie, à se départir d’une forme de sourire de politesse, même quand elle parle du drame d’avoir vu sa vie brutalement amputée. « C’est comme si notre liberté les contrariait », glisse-t-elle.
Amertume même en terrain conquis
L’amertume contre la politique talibane en matière d’éducation ne touche pas que les zones réputées hostiles aux islamistes. Au cœur de la province du Logar, le long d’une petite rivière qui maintient une bande de verdure dans un univers aride et sec, le village de Qala Kohna a beau être un fief taliban depuis des années, leurs décisions sont loin de faire l’unanimité. Mohammed Habib, 65 ans, huit enfants, vingt-deux petits enfants, enseigne l’histoire-géographie depuis trente-deux ans, et sa barbe grise, celle des sages dont la parole est respectée, l’autorise à ne pas mâcher ses mots.
« Non seulement, dit-il, les talibans interdisent à nos filles d’aller à l’école, mais ils sont incapables d’en construire. On a dû le faire nous-mêmes ici. On n’attend rien d’eux, ils ont déjà du mal à se nourrir. Et même s’ils nous ont fait supprimer l’examen de sport, on utilise toujours les deux terrains de volley dans la cour. » C’est la fierté de ce gros village. Ses habitants, les vingt-cinq professeurs et une partie des 800 à 1 000 élèves du petit lycée ont construit eux-mêmes six nouvelles classes qui s’ajoutent aux huit déjà existantes, dont peu ont des tables et deux sont installées à même la terre battue, protégées de draps amovibles.
« Il a fallu acheter du terrain, certains en ont cédé, d’autres l’ont vendu et on s’est cotisés, poursuit le professeur proche de la retraite. Même avec ça, on doit encore utiliser la mosquée pour enseigner. » Les talibans locaux n’ont rien dit, mais ils savent ce que pense une partie de la population. « Le directeur de l’école a été les voir pour les convaincre de laisser les filles aller à l’école. En vain. Il faut agir collectivement, sinon ils vous traitent en ennemi », poursuit le professeur Habib. Avant de partir avec deux de ses fils à la prière du vendredi, il lance, en souriant : « Ils disent faire tout cela pour respecter la culture afghane, alors pourquoi se désignent-ils d’abord comme talibans ? S’ils représentent tant que ça le pays, qu’ils aillent aux élections, ils gagneront largement. On est musulman par le cœur et rien d’autre. »
A Kaboul, dans son bureau épuré, sans un papier, Sadeq Akif Muhajir, porte-parole de Mohammad Khalid Hanafi, ministre pour la promotion de la vertu et la prévention du vice, se défend du procès fait à son ministère. « Nous étions pour la réouverture des classes aux filles au-delà de 12 ans, dit-il. C’est un arbitrage qui a été fait au niveau du leader suprême et annoncé par le ministère de l’éducation. L’interdiction d’accès des filles de plus de 12 ans n’est que temporaire, le temps de trouver le moyen d’organiser un enseignement séparé entre filles et garçons et un transport autonome et sécurisé des écolières. » Une promesse qui laisse sceptiques beaucoup de jeunes filles afghanes.
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