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lundi 20 juin 2022

L’émergence d’une génération « Don’t Look Up » : « Vous nous refilez une planète toute pourrie »

Publié le 19 juin 2022

CHRONIQUE

Il existe un sentiment inédit, et répandu chez les plus jeunes, d’être né géo-prolétaire, c’est-à-dire quelqu’un dont les générations précédentes ont accaparé non pas la force de travail, mais le futur vivable sur la Terre.

Utilisé pour expliquer tout et n’importe quoi, le discours sur les générations met en avant des lignes de rupture s’avérant, à bien des égards, caricaturales. On se plaît à imaginer que la nouvelle génération sera radicalement, monolithiquement différente de la précédente, qu’elle fera souffler sur le corps social un vent fraîchement avant-gardiste, là où elle est en réalité souvent composite, pétrie de contradictions, pouvant parfois même se montrer rétrograde. Néanmoins, cela ne veut pas dire que, d’une génération à l’autre, les manières de voir, de faire, de se sentir au monde n’évoluent pas profondément. Une des principales causes de modification de la psyché chez les plus jeunes est ce sentiment inédit d’être né géo-prolétaire, c’est-à-dire quelqu’un dont on a accaparé non pas la force de travail, mais le futur vivable.

« Vous nous refilez une planète toute pourrie », répète régulièrement mon fils aîné, du haut de ses 10 ans.

Discours qu’il tient non seulement devant ma compagne et moi, mais également à qui veut bien l’entendre. L’autre jour, c’est un pote qui y a eu droit, à l’occasion d’un apéro qui n’était pourtant pas sponsorisé par le collectif Extinction Rebellion. Relevant le nez de ses chips barbecue et de son manga, mon fils a une fois de plus fait part de sa réprobation à l’égard des générations précédentes, qui lui ont laissé une Terre dévastée, avant de reprendre ses « crunch-crunch ».

Le choix de regarder ailleurs

Nous, adultes, sommes généralement bien embarrassés face à ce genre de sortie. Car elle est incontestablement juste et justifiée, mais il est vrai aussi que nous ne sommes pas les décisionnaires de la logique systémique dans laquelle nous nous sommes retrouvés. Nous n’avons pas choisi, à titre personnel, les moteurs thermiques, les pesticides et les réseaux autoroutiers. Nous n’avons pas, personnellement, inventé le Black Friday, le plastique et l’obsolescence programmée. Ce que nous avons fait, peut-être, c’est choisir plus ou moins consciemment de regarder ailleurs, comme le raconte très bien le film Don’t Look Up, d’Adam McKay, sur Netflix.

Alors qu’une énorme météorite fonce droit vers la Terre, un mélange d’aveuglement et de cupidité empêche les adultes de voir la réalité en face. Dans cette fable qui évoque de manière métaphorique le réchauffement climatique, les alertes scientifiques sont rendues inaudibles par le fait que tous les discours s’équivalent, se recouvrent, s’annulent, empêchant de saisir l’imminence du cataclysme. « Les grands, ils parlent, ils parlent, mais rien ne bouge », résume mon fils, avec ses mots d’enfant. En creux, Don’t Look Up souligne la nécessité qu’il y a à faire émerger rapidement un regard désembué et lucide sur les priorités environnementales. De cela, beaucoup de jeunes sont viscéralement conscients. Mon fils aîné a par exemple été beaucoup plus sensible que moi à deux événements récents, dont je n’avais pas forcément perçu le lien, ni l’importance réelle.

L’autre jour, il est revenu de l’école en me disant que les élèves de sa classe avaient parlé avec leur enseignante de « la fille qui s’est enchaînée au poteau à Roland-Garros » et du « garçon qui a envoyé du gâteau sur La Joconde ». Le 3 juin, Alizée, 23 ans, activiste du collectif Dernière Rénovation, qui lutte contre les passoires thermiques, interrompait la demi-finale hommes du tournoi du Grand Chelem en s’enchaînant par le cou au filet du court Philippe-Chatrier. Sur le tee-shirt blanc de la demoiselle, une inscription en anglais : « We have 1 028 days left » (il nous reste 1 028 jours). Soit le temps durant lequel, selon cette militante, il serait encore possible de mener une action efficiente contre le réchauffement.

« Pensez à la Terre »

Si ce décompte est sans doute caricatural dans son catastrophisme minuté, le surgissement d’Alizée sur le court de Roland-Garros aura eu pour mérite de nous faire prendre conscience de l’énorme logo Renault qui, imprimé sur le filet, infusait depuis des jours dans nos esprits. L’équipementier automobile, comme la compagnie aérienne Emirates, fait partie de ces marques pas véritablement bas carbone qui sont associées au tournoi. « C’était une action de désespoir, a expliqué la jeune femme au Monde. Je voulais détourner le regard des spectateurs vers la réalité : nous allons tous mourir si nous n’agissons pas face à la crise climatique. Il n’y aura plus de tennis dans dix ans. »

Le dimanche 29 mai, au Louvre, un jeune homme de 24 ans, déguisé en vieille dame handicapée, s’était levé de son fauteuil roulant et avait tenté de briser la vitre de protection de La Joconde, le chef-d’œuvre de Léonard de Vinci. N’y parvenant pas, il a étalé sur le carreau un morceau de gâteau, avant de déclarer : « Pensez à la Terre. Il y a des gens qui sont en train de détruire la Terre. Pensez-y. (…) Tous les artistes, pensez à la Terre. C’est pour ça que j’ai fait ça. Pensez à la planète. » Si des doutes ont été émis, dans Le Parisien notamment, quant à la santé mentale de son auteur, ce happening pâtissier rappelle l’épisode de Roland-Garros. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit d’investir un point de focalisation du regard (ici un événement sportif, là un sourire magnétique) pour tenter de faire dérailler la logique spectaculaire, et se faire entendre.

« Ce que je trouve nul, c’est que les adultes ne font rien et critiquent ceux qui agissent », m’a confié mon fils

« Personne n’en a rien à foutre quand on fait des marches pour le climat », résume la jeune Alizée. On peut donc voir là, sous nos yeux (lorsqu’ils ne sont pas rivés sur « Touche pas à mon poste ! »), émerger une génération Don’t Look Up, dont un des traits caractéristiques serait le passage à une forme d’action directe en faveur du climat. Au Royaume-Uni aussi, de jeunes militants du collectif Just Stop Oil, opposés à l’utilisation des énergies fossiles, se sont attachés à des poteaux, de foot cette fois-ci, perturbant plusieurs matchs de Premier League durant la saison.

Autre conception du dévoilement, celle du jeune étudiant américain Jack Sweeney, 19 ans. Adepte du flight tracking, il piste avec des outils informatiques les déplacements aéronautiques des milliardaires, Jeff Bezos, Bill Gates, Elon Musk, dont les trajets en jet privé se retrouvent documentés et rendus publics, à travers Twitter notamment. Une manière de dire que ces leaders qui attirent notre regard vers un futur techno-mirobolant sont les premiers artisans du saccage du présent.

Torrent de haine

« Ce que je trouve nul, c’est que les adultes ne font rien et critiquent ceux qui agissent », m’a confié mon fils, quand je discutais de tout cela avec lui. Plutôt que d’essayer de comprendre le sens de ces actions aussi juvéniles que totalement légitimes, c’est en effet un torrent de haine qui s’abat bien souvent sur leurs instigateurs, dont les comportements sont disqualifiés, voire criminalisés. Comme si le fait de se sentir sacrifiée en tant que génération relevait de la simple humeur condamnable, du caprice adolescent.

« Idiote »« Pauvre femme »« Connasse »« Je propose que le match continue et qu’on lui envoie des balles dans sa grosse tête à plus de 200 km/h », pouvait-on lire sur Twitter en commentaire de l’action de la militante de Dernière Rénovation à Roland-Garros, performance qui lui a également valu quarante heures de garde à vue. Face à la moutonnerie de cette masse écumante prête à « se distraire à en mourir » – pour reprendre le titre d’un livre de Neil Postman –, on peut donc espérer que se dresseront de plus en plus d’Alizée. Mes deux fils feront-ils partie eux aussi de cette génération Don’t Look Up ? Sont-ils prêts à des actions radicales en faveur du climat ? « Oui, arrêter de se doucher », souffle le plus grand, en blaguant à peine.



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