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vendredi 24 juin 2022

Maltraitances : la protection de l’enfance à l’épreuve du secret médical

par Anaïs Moran  publié le 24 juin 2022

Aux premières loges face aux cas de violences infantiles, peu de médecins osent faire des signalements. Le cadre juridique, très flou, tourne souvent au désavantage des soignants, qui risquent des poursuites de la part du conseil de l’ordre.

Elle vit cette décision du Conseil d’Etat comme le début d’une «délivrance». Apaisante, mais fragile. Eugénie Izard, pédopsychiatre de 50 ans, traîne depuis sept longues années une angoisse profonde et corrosive. «Celle qui vous colle à la peau quand vos pairs, ceux qui étaient censés vous protéger, et protéger les enfants, se mettent à vous attaquer sans répit», témoigne cette praticienne originaire de Toulouse, non sans exaspération dans la voix. Le désarroi date du printemps 2015. De ce jour où le conseil départemental de l’ordre des médecins de Haute-Garonne a porté plainte contre elle devant la chambre disciplinaire, après qu’elle a signalé des soupçons de maltraitances physiques et psychologiques de la part d’un père sur sa fille de 8 ans. «On m’a accusée de ne pas être restée à ma place, relate-t-elle. D’avoir pris le parti d’une mère aliénante qui manipulait son enfant. Alors que tout ce que j’avais fait, c’était prendre mes responsabilités et tenter de protéger de maltraitances un enfant.» Sanctionnée par l’ordre des médecins à une suspension temporaire d’exercice de la médecine d’une durée de trois mois, Eugénie Izard a vu, le 30 mai, la plus haute juridiction administrative annuler la sanction ordinale. Un événement qui a permis de mettre en lumière le sujet de l’insécurité juridique dans laquelle sont plongés les praticiens à l’origine de signalements pour maltraitances infantiles.

L’affaire Izard, c’est d’abord l’histoire de Lola (1). La petite fille est dans un état de «grande détresse» quand sa mère la conduit chez la pédopsychiatre, se remémore la médecin. «Elle venait de mettre des premiers mots sur les violences que son père lui faisait subir.» Eugénie Izard effectue un premier signalement en octobre 2014 auprès du procureur de la République de Toulouse. Un juge des enfants est saisi du dossier familial. Puis elle adresse un second signalement, quatre mois plus tard, au parquet et au magistrat, face à l’accumulation de nouveaux éléments médicaux jugés préoccupants. «Le père l’a appris et a dans un premier temps porté plainte contre moi devant le conseil départemental de l’ordre, déroule la professionnelle de santé. Après un face-à-face en conciliation, il a finalement décidé de ne pas donner suite. Mais le conseil de l’ordre a pris le relais, en portant plainte en son propre nom. Un véritable cauchemar.»

«Une grande violence dans leurs argumentaires»

Face à des soupçons de maltraitances infantiles, les médecins sont comme piégés dans un conflit de normes et d’injonctions contradictoires, en raison d’un cadre juridique confus. Le code pénal prévoit bien que les praticiens, comme tout autre citoyen «pouvant empêcher […] soit un crime soit un délit contre l’intégrité corporelle [d’un enfant]», ont l’obligation d’intervenir. Il précise aussi qu’un signalement effectué auprès des autorités compétentes«ne peut engager la responsabilité civile, pénale ou disciplinaire de son auteur, sauf s’il est établi qu’il n’a pas agi de bonne foi». Mais les praticiens sont également soumis au code de la santé publique, dont certains textes laissent planer l’ambiguïté. Ainsi, le médecin doit protéger le mineur tout «en faisant preuve de prudence et de circonspection». Signaler auprès des autorités compétentes «sauf circonstances particulières qu’il apprécie en conscience». Des expressions sources d’interprétation qui, cumulées aux principes fondamentaux du «secret professionnel» et de l’interdiction de «s’immiscer sans raison professionnelle dans les affaires de famille», entretiennent le trouble.

C’est précisément au motif d’une «immixtion dans les affaires de famille» qu’Eugénie Izard, après une série de retards de procédures, est sanctionnée en 2018 d’un avertissement (2) par la chambre disciplinaire de première instance d’Occitanie de l’ordre des médecins. Sonnée, elle fait appel. L’ordre départemental, jugeant de son côté la sanction trop faible, fait de même. Tout s’aggrave : le 10 décembre 2020, la chambre disciplinaire nationale de l’ordre des médecins inflige à la pédopsychiatre une interdiction temporaire d’exercer la médecine, invoquant de surcroît une «violation du secret professionnel». «J’ai fait un burn-out, je me suis fait soigner pour ça, explique la pédopsychiatre. J’ai ressenti une grande violence dans leurs paroles, leurs argumentaires, leur manière de vouloir me faire la peau.» La décision du Conseil d’Etat, qui estime que l’ordre des médecins «a inexactement apprécié les faits», est un second souffle pour elle. «La seule circonstance que ce signalement, contenant des éléments couverts par le secret professionnel, ait été adressé au juge des enfants, ne saurait, à elle seule, caractériser un manquement du code de la santé publique», argumentent les rapporteurs de la juridiction administrative, renvoyant désormais une nouvelle fois l’affaire devant la chambre disciplinaire nationale.

Avec sa consœur pédopsychiatre Françoise Fericelli, Eugénie Izard a cofondé le collectif de médecins Stop violences en avril 2021, afin d’œuvrer «contre les violences intrafamiliales et pour une meilleure protection des enfants maltraités». Le collectif regroupe 56 professionnels de toutes spécialités. Il dit avoir recensé une quinzaine de procédures disciplinaires en cours devant le conseil de l’ordre. Françoise Fericelli, 59 ans, a été sanctionnée d’un avertissement par la chambre disciplinaire de l’ordre des médecins d’Auvergne-Rhône-Alpes il y a un an et demi, après avoir averti la justice d’une suspicion de maltraitances d’un père sur l’un de ses patients, Théo, 6 ans. Aujourd’hui, l’enfant vit chez sa mère et son père n’exerce plus l’autorité parentale. «Nous, médecins, ne sommes ni enquêteur, ni policier, ni magistrat, mais nous avons un devoir de protéger les enfants. Notre seule possibilité de protection est de faire un signalement, et pour cela il faut être formé au repérage des maltraitances et ne pas avoir à craindre des représailles, développe la médecin. Tout ce que nous souhaitons, c’est un cadre légal précis qui régisse les modalités d’alerte des médecins, notamment une obligation légale de signalement.»

«Qui est-ce qu’on doit protéger ?»

La Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise), chargée par le gouvernement de proposer des pistes pour améliorer la protection des enfants victimes, porte le même combat. Dans son rapport intermédiairepublié le 31 mars, l’instance pointe les «insuffisances du cadre juridique» entourant le repérage des violences infantiles par le corps médical, et propose deux changements majeurs. D’abord, celui d’une «clarification d’obligation de signalement» des violences sur mineurs par les médecins. Et, en parallèle, la «suspension des poursuites disciplinaires» à l’encontre de ces professionnels «protecteurs» qui osent alerter. «Il faut un signal extrêmement fort, par une législation impérative, qui fixe le principe de protection de l’enfant au-dessus de tout, développe Edouard Durand, juge des enfants et coprésident de la Ciivise. Qui est-ce qu’on doit protéger ? Les enfants. A qui fait-on courir le risque avec ce flou actuel ? Les enfants.» 160 000 enfants seraient victimes de violences sexuelles en France chaque année, selon la Ciivise. Un rapport des inspections générales des affaires sociales, de la justice et de l’éducation publié il y a trois ans établit en outre qu’un enfant meurt tous les cinq jours dans un contexte intrafamilial.

Face aux préconisations de la commission, le conseil national de l’ordre des médecins (Cnom) fait preuve de retenue. Pour l’heure, il s’oppose à l’obligation de signalement. «Une famille maltraitante ne prendra pas forcément le risque d’emmener son enfant chez le médecin si elle sait que, par une obligation de signalement, un médecin n’est plus soumis au secret médical. Cela peut avoir un effet délétère pour la santé de l’enfant, qui risque de s’éloigner définitivement du soin», justifie Marie-Pierre Glaviano-Ceccaldi, vice-présidente de l’ordre. Le Cnom ne réfute pas, en revanche, l’idée de s’engager vers une meilleure protection des auteurs de signalements. «On peut se mettre autour d’une table pour discuter des poursuites, assure la vice-présidente. Nous aussi, nous voulons voir les médecins devenir de vrais acteurs dans la lutte contre ces maltraitances. Il faut encore sensibiliser notre communauté, notamment au sein des conseils de l’ordre locaux. On y travaille.»

Selon la Haute Autorité de santé (HAS), à peine 5% des signalements pour violences infantiles proviennent du secteur médical. Le chiffre mérite d’être actualisé (il a été dévoilé en 2014, mais sur des données de l’ordre des médecins datant de 2002), mais il paraît largement insuffisant alors que les médecins «font partie des acteurs de proximité les plus à même de reconnaître les signes évocateurs d’une maltraitance sexuelle ainsi que les situations à risque», admet la HAS. En 2018, la sénatrice socialiste Michelle Meunier et le sénateur Les Républicains Alain Milon ont tenté d’instaurer une «obligation de signalement à la charge des médecins» lors de l’examen du projet de loi renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes, des amendements qui n’ont finalement pas été conservés.

«C’est beaucoup de colère»

«Je suis persuadé que ce brouillard juridique provoque de l’autocensure chez les médecins, des sous-déclarations de situations de danger», témoigne Alexandre Baratta, psychiatre hospitalier à Sarreguemines, en Moselle. Le 20 janvier, les parents d’une adolescente ont lancé des poursuites contre ce praticien de 46 ans. Le conseil de l’ordre départemental s’est joint à la plainte. Les faits reprochés remontent à l’été dernier, lorsqu’il reçoit, en sa qualité d’expert judiciaire, la demande d’une juge des enfants de procéder à l’examen psychiatrique de Zoé, 16 ans. L’adolescente est mise en examen pour «dénonciation mensongère» après des accusations de viols portées à l’encontre de son professeur de technologie. «Je devais la recevoir en juillet, mais l’entretien expertal n’a jamais pu avoir lieu, expose le médecin. Son père insistait pour que l’entretien se déroule en sa présence, l’intéressée était en état de crise. C’était impossible.»

Pour mener à bien son expertise, Alexandre Baratta parvient tout de même à prendre connaissance du dossier médical de Zoé à l’hôpital de santé mentale de Sarreguemines, où elle est suivie depuis 2019. Il y découvre alors des éléments accablants, notifiés depuis plusieurs années. «Phobie sociale, scarifications multiples, consommation excessive d’alcool, déscolarisation, conduites sexuelles à risque… énumère-t-il. Les médecins de l’hôpital avaient aussi remarqué que son père lui administrait tous les soirs, dans son yaourt, un gramme de cannabis.» Il en informe aussitôt le juge des enfants et indique, dans son rapport, que le tableau clinique s’oriente davantage vers des violences répétées et chroniques dans la sphère intrafamiliale. Depuis cette alerte, le juge des enfants a décidé d’ouvrir une mesure d’assistance éducative, toujours en cours, pour protéger Zoé. Le psychiatre, de son côté, attend avec une «immense anxiété» le jugement de ses pairs à la chambre disciplinaire de première instance du Grand Est. «C’est la première fois de ma carrière que je suis poursuivi. C’est un choc, mais c’est surtout beaucoup de colère, dit-il. Le secret médical ne doit pas être un obstacle au signalement d’enfants en danger. Cela me fait penser à certains représentants de l’Eglise qui ont pu dire, à propos des prêtres pédocriminels, “le secret de la confession s’impose à nous et demeure plus fort que les lois de la République”. Il serait temps de comprendre la société d’aujourd’hui et de s’adapter à elle.»

(1) Les prénoms des enfants ont été modifiés.

(2) Les sanctions disciplinaires encourues sont graduellement l’avertissement, le blâme, l’interdiction temporaire d’exercer la médecine, et la radiation de l’ordre. Une conciliation est d’abord organisée entre les différentes parties pour tenter de résoudre le différend. Si la plainte est maintenue, celle-ci est alors transmise à la chambre disciplinaire de première instance régionale.


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