par Blandine Lavignon publié le 24 mai 2022
Sous le hashtag #freeherface («libère son visage»), des visages d’hommes afghans portant un masque sanitaire défilent sur les réseaux sociaux. Seuls leurs yeux sont visibles sur les images. Difficile d’y lire l’émotion d’un visage, mais souvent, le regard semble grave et le front parfois plissé. Si l’on peut y voir, à première vue, l’illustration d’une quelconque résurgence épidémique, il s’agit en réalité d’une campagne de solidarité avec les femmes afghanes, désormais contraintes de se couvrir le visage dans l’espace public depuis la proclamation d’un décret du redouté ministère de la Promotion de la vertu et de la prévention du vice le 9 mai. Samedi, les autorités ont ordonné aux présentatrices de télévision de s’y conformer. Dans la rue, comme sur les écrans, les talibans espèrent faire disparaître tout visage de femme. En réaction, quelques journalistes masculins ainsi que des personnalités locales ont lancé cette mobilisation sur les réseaux sociaux, choisissant de se masquer eux aussi en signe de contestation.
«Je ne peux ni respirer ni parler correctement»
En obligeant les femmes à se couvrir le visage, la volonté des talibans est claire : les invisibiliser totalement en Afghanistan. Même dans des milieux plus favorisés, comme celui du journalisme où 84 % des femmes ont perdu leur emploi depuis la prise de pouvoir des talibans. Le 22 mai, ToloNews, rare chaîne indépendante dans le paysage médiatique du pays, a été contrainte d’appliquer ce décret «par la force», selon les mots de son directeur de l’information, Khpolwak Sapai. Avant la nouvelle directive, les présentatrices devaient seulement porter un foulard. «Je ne peux ni respirer ni parler correctement, comment faire mon travail ?» a ainsi témoigné Khatira Ahmadi, une des présentatrices de ToloNews.«Faire trois heures de programmes avec le visage couvert est très difficile», abonde sa collègue Sonia Nizai.
Alors, dès le lendemain de l’application du nouveau décret, leurs collègues ont décidé d’arborer un masque leur couvrant à eux aussi le visage à l’antenne, en signe de protestation. «Il s’agit du tout premier mouvement sur les réseaux sociaux depuis le retour des talibans au pouvoir, souligne après de Libération Heather Barr, directrice associée du pôle des droits des femmes et spécialiste de l’Afghanistan à Human Rights Watch. Sa particularité est que ce sont des hommes qui se mobilisent, en solidarité avec les Afghanes, ils se lèvent pour leurs droits. C’est une grande nouveauté, car les hommes n’étaient que peu présents lors des dernières manifestations de femmes à Kaboul.»
C’est donc à travers des selfies masqués que ces hommes protestent. «Nous sommes tristes aujourd’hui et dans une profonde douleur», écrit Khpolwak Sapai, tout en partageant des photos d’une conférence de rédaction de ToloNews où hommes et femmes ont le visage masqué. «En signe de solidarité avec mes collègues et toutes les courageuses femmes afghanes», écrit de son côté, derrière un masque noir, Siyar Sirat, un ancien de la chaîne.
«ToloNews est la chaîne la plus regardée, donc le message passe»
«Il faut être réaliste : en Afghanistan, seules les franges les plus privilégiées de la population ont accès aux réseaux sociaux, ce qui ne fait pas grand monde. Mais le fait que cette campagne soit lancée par des journalistes célèbres lui donne un écho certain, analyse Heather Barr. Les Afghans regardent beaucoup la télévision, c’est le principal moyen d’information. ToloNews est la chaîne la plus regardée, donc le message passe.» Plusieurs organisations non gouvernementales ont par ailleurs relayé la campagne #freeherface, tout en pointant du doigt le systématisme de l’effacement des femmes de la vie publique en Afghanistan. A l’instar de Human Rights Watch, qui écrit dans un communiqué que «le décret viole de manière flagrante les droits des femmes à la liberté d’expression, ainsi que leur autonomie personnelle et leurs convictions religieuses».
Car depuis leur retour au pouvoir en août, les talibans n’ont eu de cesse d’imposer d’importantes restrictions limitant les droits des femmes. Le chef suprême des talibans, Hibatullah Akhundzada, qui incarne l’aile conservatrice du mouvement, a ainsi ordonné aux femmes de se couvrir entièrement en public, idéalement avec la burqa traditionnelle qui fut obligatoire lors du régime taliban de 1996 à 2001. Une énième violence pour les femmes afghanes, dont les droits difficilement conquis ces vingt dernières années s’effacent un à un. Nombre d’entre elles subissent désormais au quotidien leur exclusion de l’espace public, de la sphère du travail, et de l’accès à l’éducation. «Le nouveau décret en dit long sur la vision de la femme qu’ont les talibans. Si les Afghanes ne le respectent pas, ce ne sont pas elles qui seront condamnées mais leurs “gardiens” selon le terme taliban, c’est-à-dire les hommes de leurs familles. Dans ce contexte, il leur est encore plus difficile de résister car la terreur qu’inspirent les talibans incite de nombreux hommes de familles à prendre les devants et à forcer la femme à se conformer au décret, par crainte des représailles», explique Heather Barr.
Si elle satisfait la frange la plus conservatrice des talibans, la décision d’imposer aux femmes afghanes de se couvrir entièrement le visage pourrait éloigner encore un peu plus la possibilité que la communauté internationale reconnaisse le nouveau régime. L’impact de la courageuse mobilisation #freeherface dépendra toutefois de son écho à l’international. «Le ministère de la vertu n’a que faire de ce que les Afghans disent sur Twitter, mais si cela prend de l’ampleur à l’étranger et que la communauté internationale durcit le ton, il y sera davantage sensible», estime Heather Barr.
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