par Julie Renson Miquel publié le 28 mai 2022
«Je ne vous cache pas que j’appréhendais un peu le fait de revenir ici», déclarait Naomi Osaka en amont de Roland-Garros. L’épisode de l’an dernier, où la Japonaise avait créé la polémique en ne venant pas aux conférences de presse puis en déclarant forfait afin de préserver sa santé mentale, reste encore gravé dans les mémoires du circuit. Grâce à elle, la boîte de pandore a été ouverte et la planète tennis prend peu à peu la mesure de l’importance du bien-être psychologique de ses joueurs. Dominic Thiem, Nick Kyrgios, Bianca Andreescu, Barbora Krejcikova… Les sportifs et les sportives osent depuis prendre la parole dans les médias ou sur les réseaux sociaux pour parler de leurs difficultés psychologiques. Il y a quelques mois, la leadeuse du circuit féminin, Ashleigh Barty, annonçait même prendre sa retraite à seulement 25 ans : «Je n’ai plus l’énergie physique, la volonté émotionnelle et tout ce qu’il faut pour se dépasser au plus haut niveau.»
Face à ce tourbillon, une joueuse en particulier semble avoir un temps d’avance sur son monde. La numéro 1 mondiale, Iga Swiatek, 20 ans et grande favorite de Roland-Garros cette année, a su mettre très tôt l’aspect mental au cœur de sa préparation. Depuis plus de deux ans, elle travaille avec sa compatriote Daria Abramowicz, psychologue du sport très connue dans son pays. Pour Libé, cette dernière revient sur le travail effectué avec sa joueuse et raconte l’évolution qui s’opère sur le circuit vis-à-vis de ces enjeux.
Iga Swiatek reste sur une série de 30 victoires de rang, elle est tenante du titre ici Porte d’Auteuil et semble parfaitement assumer cette position malgré son jeune âge. Comment expliquez-vous le fait qu’elle gère aussi bien la pression ?
Comme Billie Jean King (grande joueuse américaine de tennis, ndlr) le dit : «La pression est un privilège.» Si vous avez un haut niveau d’attente comme Iga, il est complètement normal qu’il y ait de la pression, et il est impossible de la faire disparaître. Si vous essayez, vous allez perdre de l’énergie inutilement. On travaille donc en pleine conscience : si vous acceptez ce que vous vivez, il y a plus de chances que vous soyez capable de déplacer votre attention vers autre chose, comme la performance ou le travail de récupération. On travaille beaucoup là-dessus depuis quelque temps avec Iga. Dès le début, elle a été très ouverte. Elle n’avait que 17 ans quand on a commencé et, déjà, elle sentait qu’elle avait besoin d’une approche psychologique différente de ce qui se fait habituellement [soit plus d’une séance toutes les deux semaines, ndlr]. C’est assez rare à cet âge-là.
Concrètement, de quelle manière travaillez-vous au quotidien avec elle ?
Je ne peux pas vous donner les détails. Nous avons bien sûr des séances spécifiques durant lesquelles nous travaillons sur notre plan à moyen et long terme et la manière dont nous devons aborder les choses. Mais au quotidien, nous faisons aussi beaucoup d’exercices. Vous savez, parfois en quinze minutes pendant le déjeuner, on a plus avancé qu’en une session d’une heure au bureau. Et puis nous travaillons aussi beaucoup avant les matchs. C’est très important, surtout en ce moment où elle joue beaucoup.
«Devenir très populaire, au point de devenir une star comme Osaka, cela met beaucoup de pression sur les athlètes. A cela vous ajoutez l’aspect solitaire du circuit, le fait de changer d’endroits toutes les deux semaines, le tempérament de chacun, les nombreuses opportunités professionnelles d’un point de vue marketing qu’il faut savoir gérer et qui sont très spécifiques au tennis… »
— Daria Abramowicz, psychologue
Vous travaillez avec des athlètes dans beaucoup de sports différents (tennis, vélo, natation, athlétisme, échec, etc.). Quelles sont les spécificités du tennis de haut niveau d’un point de vue mental ?
Tout d’abord, je pense que le tennis est un sport de pauses et d’interruptions : il y en a entre les points, entre les jeux, les matchs, les tournois… Le circuit est très long, les joueurs voyagent près de 300 jours sur l’année, il faut apprendre à le gérer. Ensuite, c’est un sport où l’on est à la fois isolé et très solitaire. C’est quelque chose de très difficile à vivre, surtout dans notre monde moderne post-Covid. Enfin, l’un des plus grands défis du tennis, c’est le rapport à la défaite. A la fin de chaque semaine, il n’y a qu’un seul gagnant. Si le joueur se retrouve en finale, il ne se dira pas : «Oh chouette, j’ai terminé deuxième c’est génial.» Il se dira : «Bon, j’ai perdu.» C’est quelque chose qui n’est pas évident à appréhender.
C’est pour ces raisons que des championnes comme Naomi Osaka ont eu autant de difficultés psychologiques ?
Vous savez, tout le monde est différent. Devenir très populaire, au point de devenir une star comme Osaka, cela met beaucoup de pression sur les athlètes. A cela vous ajoutez l’aspect solitaire du circuit, le fait de changer d’endroits toutes les deux semaines, le tempérament de chacun, les nombreuses opportunités professionnelles d’un point de vue marketing qu’il faut savoir gérer et qui sont très spécifiques au tennis… Et puis, la pandémie nous a tous touchés, que ce soit dans le monde des affaires, dans d’autres professions ou chez les athlètes. Cela a créé des conditions extrêmement difficiles pour les joueurs de nos jours, et sans un réseau de soutien social très stable et sûr autour d’eux, cela sera probablement encore plus difficile pour les athlètes de créer une carrière saine et vraiment durable au fil des années. Nous verrons probablement de plus en plus de joueurs s’élever au plus haut niveau pour une courte période car ils n’arriveront pas à gérer tous ces enjeux. Il faut qu’ils travaillent plus dans une perspective de long terme.
Pendant longtemps, les joueurs ont travaillé sans psychologue, ce qui peut paraître paradoxal quand on sait à quel point le tennis est un sport mental. La nouvelle génération semble plus encline à prendre le sujet à bras-le-corps…
Oui, il y a clairement un changement générationnel à ce niveau-là. La psychologie a longtemps été stigmatisée sur le circuit, mais ce n’est plus le cas aujourd’hui. Elle reste cependant sous-estimée. Les gens parlent davantage de l’entraînement mental et de tous les outils qui permettent d’optimiser les performances, mais ils ne comprennent pas encore pleinement à quel point il est important de prendre soin de sa santé mentale et de son bien-être en général. Cela se reflète sur le terrain. De plus en plus de joueurs discutent toutefois ouvertement de ces deux aspects. On le constate de manière frappante dans le tennis, mais aussi dans d’autres sports.
Est-ce que ce changement générationnel concerne autant les femmes que les hommes ? Naomi Osaka, Simone Biles… Depuis quelques mois, on voit beaucoup d’athlètes stars féminines prendre la parole…
Je pense que cela concerne les deux sexes. J’ai vu récemment Juan Carlos Ferrero (ancien tennisman devenu entraîneur, ndlr) parler du fait que Carlos Alcaraz travaillait quotidiennement avec un psychologue. Mais, d’un autre côté, les hommes ont toujours été moins enclins à parler de la santé mentale parce que socialement, on percevait ça comme une faiblesse. Il existe encore ce stéréotype de l’homme puissant pour qui parler de ses difficultés psychologiques est un signe de faiblesse, ce qui, bien sûr, est faux. Donc oui, les sportives restent encore plus ouvertes que les sportifs pour parler de ces sujets, ce qui rend le témoignage de Michael Phelps [le nageur a révélé avoir souffert d’épisodes dépressifs et a récemment produit un documentaire sur la santé mentale] d’autant plus fort et nécessaire.
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