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mardi 24 mai 2022

Décolonisation Haïti, le coût sans fin d’une dette injuste envers la France

par Nelly Didelot  publié le 22 mai 2022 

Un ensemble d’articles publiés ce week-end par le «New York Times» a établi le montant des «réparations» que la France a obtenu du pays sous la menace des armes en 1825, vingt ans après son indépendance. Elles ont contribué à grever son développement. 

Que serait-il advenu d’Haïti si, en 1825, vingt ans après l’indépendance arrachée à la France par les révoltes d’esclaves, Paris n’avait pas réclamé au jeune Etat une énorme compensation financière sous la menace de canonnières ? Le pays serait-il tout de même devenu l’un des moins développés au monde, rongé par la corruption, la violence des gangs et la pauvreté ? La question ne sera jamais complètement soldée, mais le New York Timesambitionne d’y amener un nouvel élément de réponse. Dans un ensemble d’articles publiés ce week-end, le quotidien américain avance des chiffres et des faits.

En 1825, «Haïti devient le premier et le seul pays à voir plusieurs générations de descendants d’esclaves verser des réparations financières aux héritiers de leurs anciens maîtres». Pour payer la faramineuse somme réclamée (rien que le premier versement représente six fois le revenu annuel du gouvernement), Port-au-Prince s’endette auprès de banques françaises. «C’est ce qu’on appelle la “double dette” d’Haïti – l’indemnité et l’emprunt contracté pour la payer. Elle a stimulé la croissance du tout jeune système bancaire international sur la place de Paris et précipité Haïti sur la voie de la pauvreté et du sous-développement», estime le New York Times.

«Une absence de fonds pour investir dans l’éducation, la santé, les infrastructures»

Pour rembourser la dette, les intérêts et les pénalités de retard, le pays a déboursé environ 560 millions de dollars en valeur actualisée, selon les calculs des journalistes basés sur diverses archives. «Cette somme est loin de correspondre au déficit économique réel subi par le pays. Si elle avait été injectée dans l’économie haïtienne et avait pu y fructifier ces deux derniers siècles au rythme de croissance du pays, elle aurait à terme rapporté à Haïti 21 milliards de dollars, bien davantage que son produit intérieur brut en 2020», écrivent-ils. Plus encore, si cette somme énorme était restée en Haïti, elle aurait logiquement accéléré sa croissance, probablement jusqu’au niveau moyen des économies de la région. Si on suit cette hypothèse, le manque à gagner pour le pays atteint 115 milliards de dollars, soit huit fois la taille de son économie en 2020.

«Tous les historiens sont d’accord pour dire que la double dette a obéré le développement d’Haïti. Nous voulions obtenir un chiffre qui permette de mieux se rendre compte à quel point cela avait joué», explique Constant Méheut, l’un des coauteurs de l’article. Pendant plus d’un siècle, Port-au-Prince s’enfonce dans une spirale d’endettement. Les divers remboursements à la France, qui paient le prix de la liberté, se prolongent jusqu’en 1957. Au XIXe siècle, le peu qui reste dans les caisses de l’Etat finance l’armée pour se prémunir d’une nouvelle agression française. «Le premier impact économique de cette ponction a été l’absence de fonds pour investir dans l’éducation, la santé, les infrastructures. Mais de façon encore plus décisive à long terme, elle a totalement détraqué le processus de formation de l’Etat», constate Thomas Piketty dans l’article.

La France et les Etats-Unis ont orchestré «un coup»

Pour une partie de la communauté historienne spécialiste d’Haïti et du monde atlantique, la publication passe mal. «L’article fouillé du New York Times sur les “réparations” haïtiennes attire l’attention sur un moment décisif de l’histoire mondiale et l’argument selon lequel les contraintes néocoloniales imposées par la France et les Etats-Unis à Haïti ont contribué à maintenir le pays dans la situation [désastreuse] actuelle est pertinent. Mais c’est une dimension de l’histoire française, haïtienne et atlantique bien connue des historiens», écrit sur Twitter Paul Cohen, chercheur à l’université de Toronto, qui déplore que l’article soit présenté comme une révélation et que certains de ses confrères n’aient pas été cités. Constant Méheut se dit «étonné» par ces critiques. «Nous avons travaillé avec des dizaines de chercheurs, écrit une bibliographie et indiqué nos sources, en donnant libre accès à nos données. Bien sûr, nous ne remplaçons pas les historiens, mais nous essayons de participer à la recherche.»

Au-delà de cette controverse, l’aspect le plus intéressant de l’article concerne peut-être les années les plus récentes, pendant lesquelles Paris a fait la sourde oreille aux demandes de réparation venues cette fois d’Haïti. En 2003, Jean-Bertrand Aristide, récemment élu président après une longue période de dictature, exige de la France un remboursement des sommes extorquées à son pays au XIXe siècle. Le montant de 21 milliards de dollars qu’il avance recoupe l’une des estimations du New York Times. Quelques mois plus tard, le président haïtien est contraint d’abandonner son poste et de quitter le pays, pressé par Paris et Washington. Thierry Burkard, ambassadeur de France en Haïti à l’époque du départ du président haïtien, admet auprès du quotidien américain que les deux pays ont bien orchestré «un coup» et que la demande de restitution a «probablement» joué «un peu». Depuis, ces réclamations sont restées lettre morte.


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