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lundi 20 décembre 2021

«Matrix Resurrections», gros méta

par Luc Chessel  publié le 21 décembre 2021 

Blockbuster cérébral sur le capitalisme numérique porté par une folie formelle et bavarde sans équivalent, fable-labyrinthe de nos temps virtuels… Vingt ans après le premier film, Lana Wachowski fait, sans sa sœur, son auto-analyse dans l’ultime opus de sa saga mythique.

«Tous les grands faits et les grands personnages de l’histoire universelle adviennent pour ainsi dire deux fois… la première fois comme une tragédie, la seconde fois comme une farce» : explicitement citée, quoique de façon encore plus fragmentaire, dans Matrix Resurrections, quatrième volet et remise à zéro d’une histoire à visée universelle, la phrase de Karl Marx sert de programme au nouveau film de Lana Wachowski. Elle y apparaît, comme toujours toutes choses dans Matrix, cette machine à énigmes transparentes, sous la forme d’une question ou d’une alternative sibylline, celle d’un choix à la fois impossible à faire et déjà plié depuis longtemps.

Alors, tragédie ou farce ? Matrix (1999) et ses deux suites (2003), le grand œuvre des sœurs ici séparées pour l’ultime opus, avaient créé de toutes pièces – à partir de tous les morceaux des décombres culturels de l’avenir, au moment où celui-ci disparaissait – le seul vrai mythe descriptif et explicatif de notre siècle : la Matrice. Une réalité virtuelle entièrement superposable à son époque, recouvrant un réel d’exploitation et de souffrance dont la révélation, enjeu principal du récit, devait changer à la fois l’histoire du monde et l’histoire des images du monde. Les deux histoires jusqu’alors supposées parallèles sont devenues dès lors définitivement impossibles à distinguer.

Les deux points de vue qui leur correspondaient, le «grand personnage» Neo /Thomas Anderson (Keanu Reeves) et «le spectateur» lambda (genré au masculin en attendant l’avenir), dépositaires respectivement de la première et de la seconde histoire, se confondaient irrémédiablement à leur tour, pour ruiner les présupposés du cinéma, son culte de la distance, en les hybridant à ceux du jeu vidéo, une histoire dont vous êtes le héros sans le savoir, dans un monde qui vous est entièrement adressé pour votre plus grand malheur/plaisir. En bref, le cinéma n’avait fait qu’interpréter le monde, il s’agissait maintenant, puisqu’ils n’étaient qu’une seule et même chose, de le transformer.

La Matrice à l’ère du capitalisme numérique

Vingt ans après – la Matrice ayant plus d’un tour dans son sac –, ce programme s’est à la fois réalisé et pas du tout, et Lana Wachowski repart de là. Matrix Resurrections (dont le titre est une évidence et une blague, dans les courts-circuits du kitsch messianique), qui «a lieu» à notre époque, est aussi bien le remake plus ou moins exact du premier volet, que son reboot (redémarrage et réinitialisation) et sa parodie. L’histoire s’y répète point par point comme une farce, dont le caractère délibérément comique naît de la répétition elle-même. Dans les années 2020, Thomas Anderson n’est plus le travailleur-programmeur anonyme de 1999, mais l’auteur mondialement reconnu, et profondément déprimé, d’un jeu vidéo mythique, The Matrix, dont les images sont celles du premier film.

Ce qui ressemble à une réalité parallèle à la «réalité» du film de 1999, et qui ressemble aussi en tout point à la nôtre, s’avérera assez vite une version mise à jour, peut-être plus terrifiante encore, de la Matrice à l’ère du capitalisme numérique. Toujours est-il qu’Anderson, malgré ses refus répétés, s’y retrouve obligé par le studio où il travaille, sous l’égide diabolique de la Warner (compagnie qui produit aussi les films et les distribue), de créer une suite à Matrix, ce qui menace sa santé mentale fragile et fera basculer le film, réalité et Réel compris, dans la suite chaotique des événements que l’on connaît (ceux de 2199, datation du présent des films précédents) – incluant l’élucidation de ce qui a bien pu se passer entretemps, et de nouvelles prophéties pour le futur.

En mettant en abyme l’écriture impossible de ce nouveau volet, tout en rendant celle-ci responsable de la réactivation d’un espoir pour la Résistance, Lana Wachowski nous engage avec Neo dans des labyrinthes de métarécit, plus proliférants encore que ceux de l’original (qui avait surtout lieu sur deux plans, la Matrice et le désert du Réel), mais qui semblent au premier abord avoir des horizons plus modestes : l’autobiographie, la métafiction, la satire, une forme de dérision dépressive généralisée.

Lutte décisive entre liberté et aliénation

Si, pour dire la détresse contemporaine d’un Neo sous pilule bleue, et la nouvelle libération collective qui l’attend, Matrix Resurrections décide de produire beaucoup moins d’images pures, les froides et folles images mythiques de ses prédécesseurs, de générer moins de plaisir visuel – retournant même, dès les premières secondes du film, des plans exacts du premier volet en les déglaçant comme pour les vider de leur substance, autrefois si addictive – et de rendre tout beaucoup plus camp (un Matrix post-Jupiter Ascending, le génialement superficiel dernier film en date des deux Wachowski), ce n’est sans doute pas pour rien. C’est peut-être, dans un premier temps, pour coller à une nouvelle époque des images, les forcer à l’autocritique (qui n’entend pas la rime dans «Netflix» ?), exposer les teintes dépressives de la version en cours du réalisme capitaliste.

C’est aussi – puisque Matrix 4, de façon assez étonnante, est littéralement un film sur la psychanalyse, forme de récit venant s’hybrider à la fusion précédente du cinéma et du jeu vidéo, une autre histoire dont vous ni personne êtes le héros entravé – pour substituer à la position du spectateur (clé de tout dans Matrix : le regard, la révélation visuelle) celle de l’analysant (la parole – et ce nouveau volet est bavard). Les séances de Neo avec l’Analyste, joué par Neil Patrick Harris, structurent tout le déroulement du film – ce personnage succédant aussi à l’Oracle, à l’Agent ou à l’Architecte comme figure, ou programme, suprême. La thérapie comme espace réel ou virtuel où se joue la lutte décisive entre la liberté et l’aliénation. Et si l’Analyste est l’ultime grand méchant de la franchise – le dictateur du choix binaire contre un futur non-binaire –, on pourra aussi bien attribuer cet aspect au «transfert».

Sommes-nous, depuis le début, dans la tête de Thomas Anderson ? Lana Wachowski remet le doute en marche, en mettant en scène le retour du refoulé. Elle raconte sa propre vie, c’est celle de Neo, c’est la nôtre. C’est le spectateur comme auteur d’une réalité transformée, d’une tragédie qu’il est devenu possible de réécrire sous la forme libre d’une farce. Quant au Réel, c’est toujours l’angoisse. A cet égard, Matrix 4 reprend consciemment à son compte toutes les interprétations des trois premiers, marxiste, queer ou psychanalytique, de Joshua Clover à Cáel Keegan ou Slavoj Zizek, pour les mener jusqu’à l’implosion.

Condition impossible de l’œuvre d’art

«Réel, encore ce mot… !» bougonne, excédé, le héros, au détour d’un couloir de Zion retrouvé. Neo, spectateur précédemment émancipé dans les premiers volets, était donc, au début du film, devenu l’auteur(e) aliéné d’un chef-d’œuvre interactif et autobiographique, The Matrix, qui, dénonçant efficacement la réalité, puisque tout ce qu’il raconte pourrait bien lui être réellement arrivé, n’a pas sur elle d’effet transformateur.

Pire, l’œuvre en question pourrait bien être le fondement même de la nouvelle version ultra-numérique, ultra-connectée, relevant du capitalisme cognitif, de cette réalité dénoncée – mille fois plus efficace en termes de production d’énergie pour les Machines (autrices et destinataires, rappelons-le, du pourquoi du comment de la tyrannie générale). C’est l’autocritique de Matrix, commentaire par sa propre autrice de la condition impossible de l’œuvre d’art – ou spectacle de la critique du spectacle, qui nourrit même, en fin de compte, les innovations de l’exploitation – dans le monde programmé : une autocritique circulaire, farcesque, qui peut se faire à l’infini. On peut s’imaginer que Lana Wachowski ambitionne d’aller un peu plus loin.

Qu’est-ce que Matrix Resurrections propose, comme sortie hors de la limite du construit, comme réelle désaffection du binaire ? La réponse s’appelle Trinity. Aux enfers de la santé mentale (dont l’alternative insuffisante se donne : aliénation collective pure et simple versus libération psychique individuelle) répond le sentimental, et même la «sentimentalité», aux couleurs ironiques de l’arc-en-ciel, dont la fin du film se revendiquera à voix haute – après mille voltiges de synthèses et explosions virtuoses : que l’analysant se rassure, les scènes d’actions restent d’anthologie, surtout l’une d’elles qui crée soudain, par sa violence proliférant sur le mode de la gravité, une pure image du monde, malgré tout.

Carrie-Anne Moss /Trinity reprend donc son rôle, mais peut-être pas exactement le même, puisque l’amour hétérosexuel idéal, dernier rempart des précédents volets aux paniques possibles du public mondial, ne saurait conserver sa valeur. Si la binarité entre soi-même et l’autre fait ici partie des fausses alternatives, qu’il faut déserter (comme celle entre zéro et un, ou entre l’Un – The One de Neo, l’Elu qui dit n’y avoir jamais cru – et le Deux), Neo et Trinity ne feront plus qu’une, prête à reprogrammer la Matrice, à réinvestir la pure surface, pour réveiller l’humanité à même le virtuel, plutôt que de continuer à guerroyer dans les profondeurs du Réel.

«La réalité doit commencer» et elle doit commencer par la fiction, se répéter plusieurs fois comme une fable. C’est la modestie terminale de Matrix Resurrections, qui n’est pas un évangile mais un programme, une ligne de code parmi les autres, bien décidée à les contaminer, en vibrant des derniers soubresauts d’un bonheur universel possible dont personne n’avait rêvé, pas même vous, depuis au moins 2199.

Matrix Resurrections de Lana Wachowski avec Keanu Reeves, Carrie-Anne Moss… 2 h 28.

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