par Emmanuel Fansten et Marie Piquemal publié le 22 décembre 2021
La crise continue de s’aggraver au sein de l’Association départementale de sauvegarde de l’enfance et de l’adolescence de Seine-et-Marne (Adsea 77). Un mois après notre enquête sur les dérives de cette structure reconnue d’utilité publique et au budget de 50 millions d’euros, dont le président est soupçonné d’enrichissement personnel et de management autocratique, de nouveaux documents et témoignages recueillis par Libérationrévèlent des cas de maltraitance graves et des dysfonctionnements répétés dans au moins deux établissements accueillant des enfants placés : le Coudray et les Rochettes, tous deux gérés par le même directeur, un proche du président. Plus alarmant encore, selon nos informations, le conseil départemental, administration de tutelle et financeur, est informé des problèmes structurels depuis au moins cinq ans. Plusieurs alertes sont parvenues à la direction de l’Aide sociale à l’enfance de Seine-et-Marne. Pourtant, rien ne semble avoir été fait pour tenter de corriger ces défaillances.
Les premiers signaux inquiétants dont Libération a eu connaissance remontent à avril 2016, au Coudray, où vivent des enfants âgés de 6 à 15 ans. Ce soir-là, en plus de son groupe habituel, Sonya (1) a la charge des jeunes du bloc voisin. Comme il n’y a plus d’infirmière (le poste est sans cesse vacant), elle doit administrer elle-même les médicaments. Ce n’est pourtant pas dans ses missions, elle est éducatrice spécialisée. A plusieurs reprises, elle s’en est plainte avec d’autres salariés en réunion d’équipe. En vain.
Plus de la moitié des gamins accueillis ici se voient administrer des traitements médicaux lourds, prescrits par un psychiatre. Sonya se souvient de son geste ce soir-là. Dix gouttes. Sauf que dans la boîte, ce n’était pas la bonne pipette. L’enfant, 10 ans, ingurgite quatre fois la dose prescrite. Très vite, il montre des signes de malaise. Le temps qu’elle comprenne son erreur, elle appelle le Samu et l’enfant est rapidement pris en charge. Paniquée, l’éducatrice prévient aussi son directeur, Olivier Essenoussi. «Je pensais qu’il se déplacerait, au moins dans le foyer, dit-elle. Ou à l’hôpital, près de l’enfant. Mais non, il n’est pas venu.» Au téléphone, il précise qu’il n’est pas utile de le tenir au courant. Que si ça tournait mal, il serait de toute façon informé. Et dans le cas contraire, cela attendrait lundi. L’enfant s’en sort sans séquelle. Sonya, elle, décide de démissionner.
«C’était insoutenable»
Peu de temps auparavant, en chemin pour le travail, elle trouve aux abords de la gare de Melun un enfant du foyer, grelottant de froid. Il a 12 ans et vient de passer la nuit seul dehors. Son collègue l’a oublié, et personne n’a remarqué son absence. «Il était terrorisé. Il n’a même pas exprimé de colère : ces enfants-là n’ont plus confiance dans les adultes.» L’éducateur, contrit, reçoit un blâme. Aucune remise en question de la direction sur le fonctionnement de la structure ou le manque d’organisation qui a pu entraîner une telle défaillance. «Je n’en pouvais plus, raconte Sonya. C’était devenu insoutenable.»
En avril 2016, elle écrit avec une de ses collègues un long courrier au conseil départemental, à qui incombe la responsabilité de ces enfants sous protection. La collectivité publique a la charge de les confier à telle structure ou famille d’accueil, qu’elle finance. Dans leur courrier, les professionnelles du Coudray dénoncent les«violences et les fugues des enfants devenues des banalités», le manque chronique de personnel, les amplitudes horaires dépassant parfois les quatorze heures, la fatigue que cela engendre, et ces moments où «il devient dangereux pour les enfants d’être seuls».
Elles seront reçues le mois suivant par la cellule de recueil des informations préoccupantes du département. «On les a sentis à l’écoute, se souvient-elle. Ils nous ont aussi dit que ce n’était pas la première alerte qu’ils recevaient sur cet établissement.» Mais ce signalement est resté sans suite. Cinq ans après, aucun de la dizaine de salariés interrogés par Libération n’a souvenir d’un contrôle inopiné dans l’une ou l’autre des structures. Avec le recul, Sonya regrette de ne pas avoir saisi le procureur de la République. «On aurait dû. On a cru que ça suffirait, mais non : ça continue toujours.»
Dernier épisode en date, début décembre. Le directeur, Olivier Essenoussi, annonce lors d’une réunion d’équipe, l’air de rien, l’arrivée prochaine au Coudray de Stéphane (1), jusqu’ici éducateur aux Rochettes. «Il a fait son temps là-bas. Il a besoin de voir autre chose», avance le directeur. En réalité, Stéphane sort d’une mise à pied, après une alerte lancée par la juge des enfants de Meaux. Quelques semaines plus tôt, une adolescente s’était plainte lors d’une audience de l’attitude de cet éducateur. «Il s’est frotté à elle d’une manière sexuellement provocatrice et s’est avancé vers elle jusqu’à ce qu’elle tombe sur son lit», relate sa mère dans un courrier adressé à la direction de l’établissement.
«Ces gamins que j’ai laissés partir à l’école sans culotte»
La mère a déposé plainte et une enquête judiciaire pour agression sexuelle a été ouverte, pilotée par le parquet de Melun. Ce n’est pas la première alerte : à plusieurs reprises, des éducateurs du foyer les Rochettes avaient averti la hiérarchie sur le comportement de leur collègue, lié à des problèmes d’alcool. «Des jeunes filles disent qu’il les prenait en photos avec son portable, à leur insu», assure une éducatrice. A chaque fois, la direction coupait court : «Tant qu’il ne se passe rien de grave, on ne peut rien.» L’une d’elles assure avoir fait des écrits, remis au directeur. Mais aucun ne figure dans le dossier du salarié.
La mise à pied de Stéphane, mi-novembre, avait été accueillie par l’équipe comme un soulagement. Avant l’incompréhension et l’incrédulité quelques jours plus tard, en apprenant sa mutation… dans un autre foyer accueillant des enfants de 6 à 15 ans. A l’issue de l’entretien disciplinaire, le directeur a estimé ne pas être en mesure d’apprécier la réalité des faits, le salarié ayant tout nié en bloc. En attendant les résultats de l’enquête judiciaire en cours, Stéphane est donc en poste dans le groupe des ados du Coudray, sans la moindre précaution. Contacté par Libération, Stéphane a également démenti les accusations portées contre lui, avant de tenir des propos incohérents au téléphone. Comment le directeur de ces deux structures peut-il prendre le risque d’exposer des adolescents en dépit des alertes ? Sollicité, Olivier Essenoussi n’a pas souhaité répondre à nos questions.
«On banalise les dérapages. L’équipe est à bout en permanence. On en devient maltraitant.»
— Magali, ancienne éducatrice spécialisée d'un foyer de l'Adsea
Les salariés des deux établissements dont il a la charge, situés de part et d’autre de Melun, à une quinzaine de kilomètres de distance, ne se connaissent pas. Pourtant, leurs récits se ressemblent de manière troublante. Tous décrivent cette pression permanente d’une direction qui «infantilise», crie plutôt qu’elle ne parle, et divise les équipes : il y aurait le clan des «petits protégés» et les autres. En mars, devant les difficultés remontées par les instances du personnel, un audit est confié à un cabinet extérieur pour évaluer les risques psychosociaux. Les salariés brossent le portrait d’un directeur aux «attitudes managériales perturbantes»et aux «traits de caractère glaçants», qui «décourage les initiatives, éteint les demandes de projet». L’audit parle d’«épuisement élevé»dans l’équipe et de l’«installation d’un stress pathologique ou le repos n’est plus réparateur». Conclusion : «Il est visible que l’établissement s’enfonce dans un risque psychosocial avéré.»
En bout de chaîne, les enfants aussi sont en souffrance. «On les pousse à la faute. Sans arrêt. Comme si tout était fait pour qu’ils explosent.» Magali a tenu un an. Cette éducatrice spécialisée, ancienne enfant placée, raconte sa démission comme une fuite, avant que le pire ne se produise. «On banalise les dérapages. L’équipe est à bout en permanence. On en devient maltraitant. Ces gamins que j’ai laissés partir à l’école sans culotte, parce que seule avec 24, c’est impossible de les aider.» Ou le ventre vide, parce que la maîtresse de maison n’arrive pas à l’heure pour ouvrir la cuisine et servir le petit-déjeuner. L’une de ses anciennes collègues, toujours en poste, raconte cette engueulade avec le cuisinier, un jour d’hiver où elle a eu le malheur de servir un bol de chocolat chaud aux enfants. «Sans raison, en plus. C’est juste pour répéter aux enfants, à chaque fois qu’il en a l’occasion, qu’ils ne sont pas à l’hôtel !» Les éducateurs ne se remettent pas de l’épisode de Noël 2019. Au menu du réveillon, le cuisinier avait prévu pour ces enfants sans famille… une pomme, en dessert. L’éducatrice, en poste ce jour-là, explose de rage et de honte. Elle embarque la troupe au McDo pour manger une glace. Il faudra la mobilisation de toute l’équipe pour que le directeur accepte de rembourser.
«Les inspecteurs ferment les yeux»
Autre problème persistant : l’état des locaux. Surtout au foyer des Rochettes, qui accueille des jeunes filles entre 11 et 16 ans. Un nouveau bâtiment leur est promis de façon imminente… depuis dix ans. En attendant, les ados vivent entre des murs fatigués, de l’eau tour à tour bouillante ou glacée, et des toilettes sans cuvette – «la direction ne veut pas en racheter car soi-disant les filles ne sont pas respectueuses», raconte Julie, une éducatrice qui a démissionné. Quinze adolescentes doivent se partager la même salle de bains, composée de quatre douches séparées d’un rideau et deux lavabos. Avec un savon en distributeur, censé laver le corps et les cheveux.«Pour avoir des tampons et du déo, il faut se battre, mais vraiment, assure une éducatrice. Souvent, on se retrouve à payer avec notre argent, alors qu’on a des petits salaires.» Elle aussi a démissionné,«parce qu’au bout d’un moment, tu y laisses ta peau».
Dans les deux établissements, le turn-over atteint des records : ces trois dernières années, la moitié des salariés ont démissionné et le recours aux intérimaires a augmenté. A tel point que la nuit, au Coudray, aucun éducateur n’est présent. Seuls deux veilleurs de nuit surveillent les bâtiments. L’un est seul à l’étage avec 12 préadolescents. L’autre gère 24 enfants entre 6 et 10 ans. Dans l’équipe, une partie des postes sont confiés à… une boîte d’intérim d’agents de sécurité. Jamais les mêmes. «Quand un enfant se réveille la nuit parce qu’il a fait un cauchemar ou pipi au lit, il tombe sur un agent de sécurité qu’il ne connaît pas. Concrètement, il reste dans ses draps souillés», résume une éducatrice. Lorsqu’un enfant est malade, l’agent de sécurité n’est pas habilité à administrer des médicaments.
«Voilà des années qu’on le dénonce, et rien ne se passe. Ces agents de sécurité sont formés pour garder des containers, pas des enfants», s’offusque une autre. Son médecin vient de l’arrêter, elle est au bord du burn-out : «A quel moment, on est disponible pour nos vraies missions ? Tout est fait pour nous en empêcher.» Fin octobre, une adolescente a dénoncé des faits d’attouchement sexuel de la part d’un des vigiles. «Il croyait que je dormais, il m’a caressé le sexe et ensuite la bouche et puis il est parti», a-t-elle témoigné. Là encore, une enquête judiciaire pour agression sexuelle a été ouverte, confiée à la brigade des mineurs de la sûreté départementale. Une note d’information préoccupante a aussi été envoyée à la direction de l’Aide sociale à l’enfance (ASE) de Seine-et-Marne.
Interrogée, cette dernière confirme avoir eu «des informations concernant le Coudray et les Rochettes» mais reste vague sur leur nature. «Le directeur a été sollicité par le département et les actions menées par l’établissement ont été adaptées. Il s’agissait de comportements de personnels éducatifs inadaptés et ces personnels ont eu des procédures disciplinaires.» Le département l’assure : il entend être «très attentif» et «réactif», par le biais de sa «commission de gestion et de suivi des incidents», créée il y a un an.
Dans les couloirs, le discours est tout autre. Une référente ASE, chargée de placer les enfants, l’admet : «Evidemment que l’on connaît les problèmes. Aucun cadre ne le dira officiellement, mais on le sait tous. La vérité, c’est qu’on manque de places dans les foyers ou les familles d’accueil. Alors les inspecteurs ferment les yeux.» Elle, comme ses collègues, évite d’envoyer des enfants au Coudray. «J’utilise cette solution comme placement d’urgence. Quand je n’ai vraiment pas le choix. Et dès que je peux, je les sors. Ce foyer fait partie de ces structures qui abîment les enfants.» Face à la crise traversée par l’Adsea 77, un «manager d’apaisement» vient d’être nommé à la tête de l’association.
(1) Les prénoms ont été modifiés pour préserver leur anonymat.
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