par Cécile Daumas publié le 12 octobre 2021
Voilée, Mariame Tighanimine faisait de la boxe française. A 21 ans, elle crée Hijab and the City avec sa sœur, premier web magazine féminin s’adressant aux femmes françaises de culture musulmane. Elle entre à Sciences-Po avec un foulard dans les cheveux. A 24 ans, elle apprend à nager. A 33 ans, doctorante en sociologie à Paris, elle publie Dévoilons-nous (L’Olivier) où elle décrit le long processus qui l’a conduite à abandonner ce tissu qui symbolisa si longtemps sa foi. Durant dix-huit ans, elle a connu les humiliations et même les crachats, expérience qu’elle raconte dans un précédent ouvrage Différente comme tout le monde (Le Passeur, 2017). Elle souhaite que son nouveau livre soit un «manifeste antiraciste et féministe».
Pourquoi avoir retiré votre voile après l’avoir porté dix-huit ans ?
Il ne me correspondait plus. Me dévoiler était ce qui marquait la fin d’un processus de décroyance. Le voile était pour moi l’accessoire qui montrait et confirmait que j’étais musulmane et que je pratiquais. Il était très difficile d’accepter que ce monde n’était plus le mien : les croyances reçues en héritage, l’éducation donnée par mes parents qui n’étaient pas dans le prosélytisme. Ils avaient une pratique paisible mais traditionnelle. J’étais désenchantée : je ne croyais plus du tout, plus en Dieu, plus en rien. J’ai vite retrouvé de l’enchantement grâce à la science. Je me suis tout même demandée : à quoi bon le retirer après toutes ces années investies ? Je me sentais flouée : tant de choses auxquelles j’avais pu croire, que j’avais pu faire et qui m’avaient causé du tort socialement, tout cela pour rien ? Et puis, voilée ou pas, j’étais toujours susceptible d’être victime de discriminations, puisque je suis d’origine immigrée, issue d’un milieu populaire.
Pourquoi cette difficulté à l’enlever ?
Je portais le voile depuis l’âge de 10 ans, je n’avais jamais eu la tête découverte, c’était extrêmement bizarre. Quand on sort, tout devient différent, même le vent sur votre tête. C’est très déstabilisant. Montrer ma chevelure me donnait l’impression de sortir nue. J’avais mis cinq minutes à l’adopter, j’ai mis cinq ans à le retirer. A l’étranger, où je suis partie pour le travail, j’ai eu plus de facilité à me découvrir la tête, personne ne me connaissait. Cela s’est fait plus naturellement. Je ne savais pas non plus gérer mes cheveux, je n’avais pas appris à les coiffer. Je ne savais pas quoi en faire, alors, je les ai coupés très court !
Le sport vous a aidée dans ce nouveau rapport à votre corps ?
Voilée, je faisais de la boxe française, avec des vêtements souples et larges. Dans ce club, où nous étions seulement deux ou trois filles, mon coach, qui n’était pas très pro-voile, a appris à me connaître. Nous faisions des combats, les corps pouvaient se toucher. Quand vous êtes dans la bagarre, vous êtes une combattante, vous oubliez tout. En période de transition avec mon voile, j’ai aussi pratiqué le jiu-jitsu brésilien : ce sport n’est que corps-à-corps, la tête est souvent coincée sous les bras de ses coéquipiers ou entre ses jambes. Avec ces sports de combat, j’ai développé un rapport différent à mon corps. Jusque-là, on m’avait toujours expliqué qu’il était sacré. Le voile le sanctuarise. Je me suis rendu compte que tout le monde avait un corps, et que je n’étais pas la seule obligée à devoir en faire un sanctuaire.
Il y a la natation aussi…
Quand j’ai rencontré mon fiancé qui est nageur, je ne savais pas nager. J’ai appris avec lui, j’avais 24 ans. C’était le début de ma période de dévoilement. Me mettre en maillot de bain a été très violent. J’ai essayé de trouver un maillot long et couvrant, et puis je me suis rendu compte, avec soulagement, que tout le monde n’en avait rien à faire de moi à la piscine ou au bord d’un lac. Le sport est sans doute un des éléments les plus décisifs dans mon dévoilement. Chaque fois que j’entends des polémiques sur le voile dans un cadre sportif et les tenues de sport de marques comme Nike ou Decathlon, je suis navrée du niveau de mesquinerie des anti-voile ! Certains pensent intelligent de vouloir exclure de la piscine ou des salles de sport celles qui portent le voile. Ce sont pourtant des occasions de développer un nouveau rapport aux autres, à leurs corps, au monde.
«Voilée, je n’étais pas une femme», écrivez-vous dans votre livre…
J’étais un voile sur pattes ! Asexuée, niée dans ma féminité, déshumanisée. Des hommes ont pu me cracher dessus dans la rue, littéralement. J’étais une chose. Il y a une critique de l’objet voile, et il y a les humaines qui le portent. Les femmes voilées se retrouvent prises au piège entre pro et anti-voile aux motivations opposées, mais qui finalement se rejoignent pour les silencier. Porter le voile a un coût psychologique, social, économique, il est porteur de limitations. Quand on décide de le mettre, on ne se dit pas «youpi, je porte un signe qui signifie sexisme et séparatisme». Pour les femmes qui l’adoptent, c’est un signe de pudeur, une façon de se rapprocher de Dieu.
Pourquoi avez-vous choisi de le porter à 10 ans ?
Au Val-Fourré, autour de moi, des femmes exemplaires le portaient, c’était un gage de sérieux et de tranquillité. Ma famille était réputée sérieuse. Cela nous donnait une réputation de «fille bien» dans la cité. Ce ne sont pas mes parents qui m’ont demandé de le porter, ils m’ont donné une éducation religieuse et j’allais trois fois par semaine à la mosquée. En réalité, comme tout enfant de cet âge, je pratiquais le mimétisme. Mon père était même contre au moment où grossissaient les polémiques politiques et médiatiques. Il ne voulait pas de problème. Ses cinq filles ne l’ont pas écouté !
En 2004, lors de l’adoption de la loi interdisant les signes religieux ostentatoires à l’école, vous êtes en première au lycée Saint-Exupéry à Mantes-la-Jolie.
Tout ce qui a précédé l’adoption de cette loi a été d’une violence inouïe. Un an auparavant déjà, la violence a commencé à se déverser sur nous chaque lendemain matin d’un plateau de télé sur le sujet. En réalité, très peu de filles se sont déscolarisées, la plupart, comme moi, ont accepté le bandeau ou autre, primes psychologiques nous permettant de nous sentir bien en classe. Depuis la circulaire Bayrou, on ne portait plus le voile à l’école. Plutôt des substituts qualifiés de religieux par l’Education nationale. A Mantes-la-Jolie, il y avait eu avant nous des arrangements pour les filles voilées au lycée. Elles avaient réussi à négocier ce bandeau un peu large et la possibilité d’évoluer au sein de l’établissement en dehors de la classe, avec un chapeau, une capuche. Elles appelaient cela le «compromis». Mais en 2004, la nouvelle proviseure a exigé que nous soyons tête nue. Elle nous attendait à l’entrée de la cour avec une règle qui mesurait la taille du bandeau et de la jupe longue que nous portions. Je ne comprenais pas cet acharnement. Mes parents avaient reçu un appel de la sous-préfecture pour dire «attention votre fille fait partie des islamistes de la ville» alors que j’avais juste un bandeau sur la tête ! La situation était hystérisée.
Aujourd’hui vous comprenez et soutenez cette loi…
Cette loi a été mal amenée, portée politiquement par certains élusqui, sous un vernis universaliste, n’étaient ni universalistes ni féministes, et même parfois racistes. Enfants et adolescentes, on n’a pas conscience de la portée du choix du voile. Je pense aujourd’hui qu’il faut protéger les mineures du voilement. Je continue de soutenir toutes les femmes majeures qui disent le porter par choix, et leur droit à ne pas être exclues des sphères du travail, du savoir et des loisirs. Je suis d’ailleurs contre l’interdiction du voile dans l’enseignement supérieur. J’ai vu des clients chez Uniqlo ou Marks & Spencer ne pas vouloir se faire servir par une étudiante voilée. C’est de la discrimination pure et simple. Je ne vois pas comment on espère faire changer d’avis quelqu’un en l’humiliant. Nous avons besoin de sortir de notre milieu, de notre ville, de nos vies.
«Ma religiosité se combine à merveille avec mon ethos de prolétaire», écrivez-vous…
Vivant à Mantes-la-Jolie, j’ai souvent été victime d’un mépris de classe qui se conjuguait assez bien à l’islamophobie ou, en tout cas, à l’anticléricalisme primaire. Et mon voile était la cerise sur le gâteau. Certes, j’étais peut-être une prolo, une aliénée, mais on est tous l’aliéné de quelqu’un. L’université a été pour moi un lieu où je me suis épanouie intellectuellement. J’ai commencé ma scolarité à Nanterre en double licence économie-sociologie. J’y ai rencontré beaucoup de gens, certains m’ont soutenue, d’autres ne comprenaient pas ce que je faisais là. Je me souviens de cette grande ethnologue qui avait demandé à la bibliothécaire du département de me faire sortir le temps qu’elle fasse ses recherches. Une autre, professeure de droit, avait déclaré, lors de la Journée internationale des droits des femmes, devant un amphi de 500 étudiants, qu’il était honteux que des étudiantes voilées soient là. Mon amie avait quitté l’amphi, d’autres étaient parties en larmes.
Craignez-vous aujourd’hui d’être stigmatisée parce que vous dites que le voile est un vestige du passé…
Cela m’a valu d’être traitée d’islamophobe sur les réseaux sociaux ! Pourtant, ce que je dis est factuel. Je consacre d’ailleurs un chapitre de mon livre à l’histoire du voile, basé sur des éléments historiques et logiques. Le voile est un mème, une pratique culturelle qui n’est pas propre aux musulmans et qui existe dans d’autres cultures. Un vestige du passé aussi car issu d’une époque durant laquelle le patriarcat était la norme partout dans le monde. Puis il est devenu un outil de mesure de l’islamisation des sociétés pour des groupes politiques d’inspiration religieuse. Pas mal de femmes, médiatiques, ont fini par le retirer. En France, on a par exemple la chanteuse Mennel. Certains qui l’avaient défendue ont fini par l’insulter. Des militants, soit par malhonnêteté, soit par manque de courage, ne veulent pas reconnaître que le voile peut être un problème. Ils le traitent comme un objet lambda, mais il n’est pas anodin. Le voile est devenu un catalyseur de la lutte antiraciste. Mais on ne peut plus nier l’humanité et la féminité de celles qui le portent. Bien sûr, en le critiquant, nous avons toujours peur d’alimenter l’islamophobie. C’est pour cela que je porte une critique argumentée, rationnelle, féministe, antiraciste. Dans une démocratie, si une femme est majeure, qui sommes-nous pour lui dire de ne pas le porter ? Dans le même temps, rien ne doit nous empêcher de questionner cet objet de manière sereine.
A qui s’adresse votre essai ?
D’abord, aux femmes voilées qui comme moi sont passées par les étapes du doute et n’ont pas trouvé les réponses aux questions suivantes : «J’ai envie de l’enlever mais je ne sais pas comment faire, j’ai peur de me perdre, je ne crois plus, je redoute de me couper de mon entourage. Suis-je la seule ?» Non, nous sommes nombreuses. Comme j’ai donné une image apaisée du dévoilement, notamment en ne l’instrumentalisant pas publiquement, j’ai reçu des centaines de messages de femmes entre 20 et 30 ans, étudiantes, jeunes actives, qui m’ont connue publiquement comme cofondatrice du webzine Hijab and the City. Certaines m’ont même parlé de leur dépression. D’autres m’ont dit : «Si je le retire, je vais faire plaisir à tous les islamophobes.» Je leur réponds : «Tu ne vas pas gâcher ta vie en te forçant à assumer une pratique dont tu ne veux plus, tout ça pour ne pas faire plaisir à des racistes médiatiques !»
Ce livre s’adresse aussi à celles et ceux, qui, comme les enseignants, ne sont pas forcément de culture musulmane, mais ont dans leur entourage des femmes qui vivent avec un voile. Ce public est essentiel, les profs sont généralement les premières personnes que les jeunes filles voilées rencontrent en dehors de leur entourage familial. J’ai connu des enseignants qui ont vexé et ont humilié l’enfant, l’adolescente et ensuite la jeune femme que j’étais. D’autres ont sauvé ma scolarité. Comme cette prof d’histoire-géo au lycée, devenue depuis une amie, qui m’a considérée comme un être humain et qui avait compris qu’elle avait face à elle une simple adolescente, peut-être un peu insolente et têtue, mais clairement pas le porte-étendard religieux que les éditorialistes et politiques de l’époque croyaient débusquer derrière chaque femme qui porte le voile.
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