par Annabelle Martella, envoyée spéciale à Arles publié le 11 octobre 2021 à 4h12
On passe des portes. Des blindées, d’autres à barreaux. On n’a pas réussi à les dénombrer – dans une prison on ne s’arrête pas dans les couloirs pour compter – et on arrive dans la salle de projection dans l’incapacité totale de se faire une idée générale de la géographie de la maison centrale d’Arles. On nous montre au loin, derrière un jardin entouré de barbelés, le gymnase du centre pénitentiaire. C’est ici, entre deux confinements et en pleine canicule qu’a été tourné avec des comédiens prisonniers et professionnels le premier court-métrage de la metteuse en scène Caroline Guiela Nguyen. Dans une salle où on a tiré les rideaux, on découvre le film en même temps que les quatre comédiens encore détenus, accompagnés d’une bonne partie de l’équipe dont la productrice Sylvie Pialat, qui travaillent sur ce projet depuis mars 2018. Les Engloutis appartient au cycle «Fraternité» de l’artiste, du nom de la saga théâtrale post-apocalyptique de Nguyen qui se joue en ce moment à Paris.
Une catastrophe météorologique, «la grande éclipse» dans la pièce, «une vague immense» dans le film, a fait disparaître la moitié de l’humanité. Sur le plateau de la pièce découverte cet été au Festival d’Avignon, on suit ceux qui attendent les absents. Le court métrage, lui, fait réapparaître les disparus. Cinquante ans plus tard, un miracle s’est opéré qui les a fait revenir sur Terre, sans que le temps n’ait eu d’effet sur eux. Le film comme la pièce débutent par cette cabine qui permet à ceux qui restent de parler aux proches qu’ils ont perdus. Ils s’assoient devant une caméra et laissent un message avec l’espoir fou qu’ils le reçoivent. La caméra de Caroline Guiela Nguyen scrute le visage de ces revenants au moment où ils visionnent les vidéos archivées de leur famille, cinquante ans de vie ratée qui défilent sous leurs yeux en même temps qu’ils voient leurs enfants grandir sans eux. On a dû mal à retenir notre émotion, quand on songe que les comédiens, assis à côté de nous, purgent de longues peines séparés de ceux qu’ils aiment – dans ce centre pénitentiaire qui héberge 135 personnes, 44 % d’entre eux sont condamnés à une réclusion de 20 à 30 ans. Alors qu’on boit un jus de fruit tous ensemble après le film, Nino, un comédien au visage magnétique, nous dit : «Dans le film, ma femme et mon fils me laissent des messages mais au moment du tournage, je ne les voyais pas. Et là je me découvre avec une femme et un enfant alors que j’ai coupé les ponts avec ma vraie famille.»
Poésie des visages
Ces hommes sont des habitués des parloirs et des unités de vie familiale, ces appartements au cœur de la prison où il est possible de recréer pendant trois jours un semblant de vie de famille. Au sujet de ces lieux, la metteuse en scène écrit : «Un jour un comédien détenu m’a dit : “Chacun a sa chambre mais en réalité, on met tous les matelas dans le salon et on dort tous ensemble… Enfin, moi je ne dors pas. je pince mes enfants, je les touche, quelquefois, je les réveille mais c’est plus fort que moi je ne sais pas si c’est vrai ou si c’est faux ce que je vis.”» Pourtant s’il est difficile de ne pas voir dans ces conditions de visionnage les Engloutis comme une métaphore de la vie en prison, le film est avant tout «un conte fantastique» sur le temps, qui n’enferme jamais les prisonniers dans leurs biographies. On en oublierait d’ailleurs presque de rappeler que le court-métrage outrepasse tous les enjeux sociaux et thérapeutiques qu’on prête habituellement aux ateliers théâtraux en prison. Caroline Guiela Nguyen filme la poésie des visages, et réussit à dire par là que n’importe quel homme a le droit à la fiction.
Impossible de reconnaître la centrale dans le film d’ailleurs, elle s’est transformée en cette administration de science-fiction où s’étalent les dessins des enfants, des mers de larmes bleu océan en hommage aux absents. Pour faire entrer dans la prison l’équivalent de deux camions de matériel nécessaires à la scénographie, Alice Duchange, la cheffe décoratrice, a dû faire preuve d’ingéniosité. Lister tous les outils et concevoir un décor des plus léger grâce à une cloison modulable recouverte de rideaux et de fresques peintes. «Le dessin nous a paru être le seul moyen d’échapper au barbelé et au béton» nous dit-elle, saluant chaleureusement les surveillants pénitentiaires. «Chacun a très bien compris la logique de l’autre», concède Marine Sintas, directrice adjointe de l’établissement, très enthousiasmée par le film.
«Machine à voyager dans le temps»
Il faut dire que cette aventure ne date pas d’hier. Voilà presque huit ans que Caroline Guiela Nguyen intervient dans cette prison au côté de Joël Pommerat. Et contrairement aux ateliers classiques en milieu carcéral, celui-ci part du fort désir d’un homme incarcéré : Jean Ruimi, libéré il y a quelques mois et aujourd’hui comédien dans la compagnie de Pommerat. Alors qu’il n’avait jamais foulé les planches avant son incarcération, cette ancienne figure du grand banditisme a écrit une pièce à partir d’impros faites avec ses codétenus autour d’une «machine à voyager dans le temps». S’est ensuivie une véritable collaboration artistique avec les deux artistes. Aujourd’hui, Jean Ruimi considère Caroline Guiela Nguyen comme une sœur. «Quand j’ai laissé mes enfants, un de mes fils avait 18 mois. Quand je suis sorti, c’était comme si je croyais que mon fils avait toujours cet âge-là alors qu’il avait désormais 19 ans. Caro a réussi à trouver le point exact sur le temps, ce que dit le film, je le ressens en moi.» Comme dans Fraternité, l’aventure humaine qu’engendre la création transparaît dans tous les pores de cette fiction. Le film devient comme les vidéos archivées de cette cabine, le seul moyen de communiquer avec ces hommes, corps absents des familles et condamnés à un jour sans fin.
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