par Alexandre Kauffmann, envoyé spécial à Albi publié le 7 octobre 2021
Derrière les portes de cet établissement perdu au milieu des champs, huit patients sur dix ont commis des homicides ou des tentatives d’homicide. Doit-on respecter des consignes particulières dans nos échanges avec les pensionnaires ? «Evitez simplement de les interroger sur les faits qui les ont conduits ici, surtout devant les autres patients», précise le docteur Olivier Tellier, chef de cette unité pour malades difficiles (UMD) située en périphérie d’Albi, dans le Tarn. Et l’humour, peut-on s’autoriser à en faire usage pour dissiper d’éventuelles tensions ? «Avec beaucoup de précautions, certains patients sont très premier degré…» prévient le psychiatre. Il déverrouille enfin la porte à l’aide d’un badge électronique. Nous voilà au milieu d’une quarantaine d’hommes que les services de psychiatrie classiques ont temporairement renoncé à soigner. Trois quarts d’entre eux souffrent de schizophrénie. Ils restent ici en moyenne une dizaine de mois, le temps que leur état se stabilise.
Les patients déambulent librement entre des salles de détente et une cour de promenade cernée par un treillis de fer gris. Certains ont les yeux ronds et brillants. D’autres le regard vide. Il y a quelque chose de distrait et de flottant dans leurs mouvements, comme s’ils évoluaient en apesanteur. Un jeune homme portant des lunettes rectangulaires, la nuque rase, s’approche du photographe : «Vous êtes ici pour le Daily Planet ?» Le Daily Planet est le titre de presse pour lequel travaille Superman dans le civil, sous l’identité de Clark Kent… «Non, pour le journal Libération…» hésite le photographe. Le jeune homme lève le poing, comme pour demander son élargissement : «Libération ! Libération !»
«Les admissions n’ont rien d’automatiques»
Farid (1), un trentenaire à la bouche tombante, enlace le docteur Tellier : «Je voulais vous remercier, je sors aujourd’hui, mes dosages ont diminué. J’avais demandé à venir ici, mais maintenant, je suis content de partir…» Farid fait partie des patients «médico-légaux». Ce terme informel regroupe deux catégories de pensionnaires qui ne peuvent plus être suivis en psychiatrie classique : d’un côté, les détenus dont la santé mentale s’est dégradée en prison ; de l’autre, les auteurs de crimes et de délits déclarés pénalement irresponsables – comme l’a été le meurtrier de Sarah Halimi, dont l’affaire est à l’origine de la réforme actuelle sur l’acquisition de ce statut. «Il y a une troisième catégorie de patients, normalement majoritaire en UMD, précise Olivier Tellier. Ils n’ont rien à voir avec une quelconque décision de justice. Il s’agit simplement des malades que la psychiatrie générale ne parvient plus à prendre en charge. Il est important de comprendre que les admissions n’ont ici rien d’automatiques. Elles font toujours suite à la demande d’un hôpital psychiatrique qui rencontre des difficultés. Au sein de l’unité, ces trois catégories de patients se mélangent sans distinction, quels que soient leurs antécédents judiciaires. Nous sommes en milieu fermé, mais l’UMD n’est pas une prison. Ici, on ne purge pas de peine : on soigne.»
Les médico-légaux ne sont pas nécessairement les patients les plus difficiles. Jean fait ainsi figure de patient modèle. Ce pensionnaire aux traits osseux est l’auteur d’un meurtre – les soignants étant tenus au secret médical, ce n’est que par certaines de leurs allusions qu’on devine la nature du crime. Jean souffre depuis l’enfance de graves troubles psychiatriques. Au sein de l’UMD, il n’a jamais commis la moindre violence. Il n’a même pas passé une heure en chambre d’isolement. «On est juste vigilant quand il est en présence de personnel féminin, explique le docteur Tellier. Car il spécule beaucoup sur les femmes…»
Partie de tennis
Ce matin, à un jet de pierre de la cour de promenade, Jean dispute une partie de tennis avec un autre patient de l’unité, lui aussi auteur d’homicides. Les échanges sont un peu mous, mais parfaitement cordiaux. «Jean est le meilleur tennisman de l’UMD, explique l’éducateur sportif en suivant la partie d’un œil attentif. Son comportement est exemplaire dans tous les jeux collectifs. Ces activités apprennent aux patients à gérer leurs émotions, leur attention, et à respecter leurs adversaires. Il y a aussi une part de plaisir qui les encourage à progresser.»
Yvan est un autre pensionnaire modèle. Schizophrène suivi depuis longtemps en psychiatrie générale, il a décapité l’un de ses proches après avoir arrêté son traitement. Dès le lendemain de son admission à l’UMD d’Albi, Yvan se mêlait sans difficulté aux autres pensionnaires. «Au sein de l’unité, les antécédents judiciaires ne sont absolument pas synonymes de comportements à problèmes, assure Alain Cuminetti, cadre de santé à l’UMD. Par exemple, les non médico-légaux chimiorésistants ou souffrant de pathologies génétiques peuvent se livrer à des actes récurrents sans réelle gravité – insultes, claques, détériorations du mobilier… – qui s’avèrent particulièrement usants pour les soignants.»
Ainsi, les incivilités d’Antoine, un jeune patient non médico-légal atteint d’une maladie génétique, menacent régulièrement l’équilibre du groupe. Dans la salle à manger collective, il expose ses voisins à des flatulences assassines. Quand les convives le prient de se contrôler, il les insulte. Cet après-midi, à la suite d’un de ces conflits, Antoine renverse plusieurs tables dans un accès de fureur. Le médecin décide de le placer en chambre d’isolement. Au bout d’une heure, le jeune homme, apaisé, est autorisé à rejoindre les autres pensionnaires. Le recours à l’isolement et aux sangles de contention est strictement encadré par la loi. «Nous évitons autant que possible d’employer ces mesures, indique Olivier Tellier. D’ailleurs, contrairement à ce qu’on pourrait penser, elles sont moins utilisées qu’en psychiatrie classique, où le manque de moyens, bien souvent, ne laisse pas d’autres options.
«Si on a peur des pensionnaires, il faut changer de métier…»
C’est le paradoxe des UMD, qui sont au nombre de dix en France, pour environ 650 lits : très fermées et réglementées – lever à 8 heures, coucher à 20 heures, déplacements surveillés… –, ces unités offrent un encadrement sur mesure aux patients, qui bénéficient ainsi de davantage de latitude que dans un hôpital traditionnel, où tout le monde est logé à la même enseigne. L’établissement d’Albi compte deux fois plus d’infirmiers par pensionnaire que le service de psychiatrie générale du centre-ville.«Ici, je ne me suis jamais senti en insécurité, jure un cadre de santé. C’était loin d’être le cas quand je travaillais en ville aux urgences psychiatriques. De toute façon, si on a peur des pensionnaires, il faut changer de métier…»
Autre avantage de ces unités : en vertu d’une surveillance renforcée, aucun produit stupéfiant ne circule sous le manteau. Sans le brouillard des substances illicites, le diagnostic des patients gagne en clarté. Les moyens étendus des UMD font aussi mentir l’image d’Epinal de malades mentaux abrutis par des «camisoles chimiques». Les parcours de soins, plus souples et adaptés, permettent au contraire à la plupart des pensionnaires – comme Farid – de réduire le dosage de leur traitement. Une étape essentielle pour retrouver l’estime de soi et prendre conscience de sa pathologieç
Même s’ils ont commis des crimes épouvantables, ces patients sont les premières victimes de leurs troubles mentaux.»
— Olivier Tellier, chef de l'UMD d'Albi
«Notre but n’est pas de prolonger le séjour des patients ou de les maintenir dans un état passif, avertit le docteur Tellier. On les encourage à s’exprimer par des entretiens, mais aussi par des activités de peinture, de poterie, de cuisine, de jardinage…» Un pensionnaire a récemment offert au chef de service une œuvre étonnante : un autoportrait de Van Gogh signé Picasso… Sur le mur de l’atelier sculpture, on avise un mot laissé par un patient : «Merci tout le monde, j’allais devenir Michel-Ange.» Olivier Tellier regrette que les UMD soient l’objet de tant de fantasmes : «L’idée qu’on se fait habituellement des malades mentaux dangereux est biaisée. Même s’ils ont commis des crimes épouvantables, ces patients sont les premières victimes de leurs troubles mentaux. Le rôle de l’unité, c’est de les aider à retrouver un jour la liberté.»
Lorsque l’état d’un pensionnaire s’améliore, des «sorties thérapeutiques» sont organisées en dehors de l’UMD. Encadrés par des soignants, les patients se rendent dans le centre-ville d’Albi, où certains peuvent faire des courses et gérer un budget. Une commission de suivi médical se réunit régulièrement pour décider du maintien des patients dans l’unité. Son avis est transmis au préfet. S’il est positif, un arrêté de sortie est le plus souvent prononcé. Pour certains pensionnaires médico-légaux, la levée du séjour en UMD est soumise à des expertises supplémentaires. Si les procédures administratives sont respectées, le patient peut alors rejoindre son hôpital d’origine. En de rares occasions, le préfet peut décider de ne pas suivre l’avis des médecins et s’opposer au transfert du malade dans un service de psychiatrie classique, comme c’est le cas depuis plusieurs années pour Romain Dupuy, qui avait tué deux soignantes en 2004 à Pau.
En ce mois de septembre, cinq sorties sont prévues à l’unité d’Albi – pour autant d’admissions. «Je vous donnerai des nouvelles !» promet Farid en enlaçant une dernière fois le docteur Tellier. Un autre patient, dont la sortie est loin d’être à l’ordre du jour, retient le photographe par le bras : «Eh, dites-moi, vous faites des photos pour les passeports ?» Les pensionnaires qui restent ont eux aussi des envies de voyage.
(1) Les prénoms des patients ont été modifiés.
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