par Maxime Pionneau, Correspondant à Angers et photos Théophile Trossat publié le 13 octobre 2021
Longtemps, elles ont gardé le silence. Et puis le 20 septembre 2007, le battement d’ailes de papillon a lieu sur France 3. Un téléfilm, les Diablesses, y relate les mésaventures d’une adolescente des années 50 placée, pour un simple flirt, dans une pension tenue par des religieuses. Elle y découvre un univers morne, violent, rigide. Le lendemain, une certaine Yvette publie un message sur un forum dédié aux amateurs de cactus : «Que sont devenues mes copines d’Anjorrant ? Vous en êtes-vous sorties ? Etes-vous heureuses ?» La tornade est lancée.
«J’ai d’abord demandé quelle était cette institution. Elle m’a répondu que c’était un Bon Pasteur. Ça a fait tilt», se rappelle Michelle-Marie Bodin-Bougelot, prof à la retraite de 75 ans et jardinière à ses heures perdues. La mémoire lui revient subitement. «C’était des maisons de correction. Quand on n’était pas sage, on nous menaçait d’aller au Bon Pasteur», résume celle qui a passé un an dans une institution d’Orléans en 1959-1960. Son mari s’étonne : «On est mariés depuis trente ans et tu ne m’as jamais parlé de ça. Pourquoi ?»
«Peur sociale des élites»
Le modèle dit du «Bon Pasteur» est simple : des filles mineures – confiées par les familles, la justice ou l’Aide sociale à l’enfance – sont encadrées par des religieuses jusqu’à leur majorité. Ces établissements, actifs jusque dans les années 70, sont apparus dans les années 1830 à Angers (Maine-et-Loire) avec la Congrégation Notre-Dame de Charité du Bon Pasteur (1). «Il y a alors une peur sociale de la part des élites vis-à-vis des enfants des classes populaires. Le Bon Pasteur vient répondre à cette angoisse», situe David Niget, historien spécialiste de la protection de l’enfance.
A la mort de la fondatrice, Marie-Euphrasie Pelletier, en 1868, on compte 110 établissements (dont 35 en France) sur les cinq continents. Si d’autres congrégations s’inspirent de son fonctionnement, l’historien co-auteur de Mauvaises Filles - Incorrigibles et rebelles (Textuel, 2016) précise : «Cette congrégation est hégémonique. Selon les époques, en France, elle totalisait entre 60 % et 80 % des filles placées.» Hormis une parenthèse entre 1880 et 1945, l’Etat y place aussi, sur décision de justice, des jeunes filles «qu’on considère sur le mauvais chemin, perdues, sur la voie de la prostitution».
En 1945, la réforme de la justice des mineurs entraîne une «explosion des placements pour motif de protection». On passe de 2 334 placements par ce biais en 1952, à 5 108 en 1966. La moitié de ces mineurs placés pour leur «protection» sont des filles, alors qu’elles ne représentent en moyenne que 15 % des placements pour «délinquance». «Cela tient à la façon dont la justice fonctionne de manière genrée, considérant que la justification du placement pour les filles n’est pas la dangerosité mais la vulnérabilité, estime David Niget. On assiste à un grand écart saisissant entre une justice qui se veut plus interventionniste au nom de la protection de l’enfant et des institutions complètement figées dans le XIXe siècle : très punitives, austères, laissant très peu de places aux loisirs et à la formation professionnelle.» Quid des contrôles opérés par l’Etat ? Jusqu’aux années 60, l’historien parle d’inspections «annoncées à l’avance, organisées, orchestrées».
«L’institution a brisé ma vie»
Sur le forum de cactus, la situation s’envenime. «Le modérateur m’a envoyé un message en me disant : “Calme-toi ou je te vire”», se marre Michelle-Marie Bodin-Bougelot, qui décide de créer son propre forum. Il compte aujourd’hui environ 800 membres. «Ça a vraiment été un exutoire, chacun y parle de son vécu.» Dans la foulée, elle publie Enfance volées. Le Bon Pasteur, nous y étions(2009) dans lequel on trouve une dizaine de témoignages pointant des violences et un quotidien marqué par des travaux abrutissants. L’autrice y écrit que «l’institution a brisé [s]a vie» ou que «cette année 1959-1960 reste pour [elle] le mal absolu».
Si elle raconte ne pas avoir personnellement subi de violences physiques, Michelle-Marie Bodin-Bougelot accumule les témoignages envoyés par d’anciennes condisciples. «Il y a celui de Luce. On lui tressait les cheveux sur la tête jusqu’à temps qu’ils tombent. […] A Bourges, les bonnes sœurs montaient sur le dos des filles pour les cravacher. J’ai un gros classeur de témoignages terribles. Je pourrais faire un deuxième livre. Mais les filles ne veulent pas, elles ont honte.» Quand, après la parution de son ouvrage, elle se présente à la Congrégation d’Angers, la parole de l’ancienne pensionnaire est fraîchement reçue. Comme «son» Bon Pasteur, à Orléans, n’appartient pas à cette congrégation, on met sa parole en doute. «C’est silence radio», confie-t-elle. Une fois, un journaliste la convie au Bon Pasteur d’Angers pour une conférence sur l’inceste. Elle reçoit finalement un SMS de ce dernier explicitant le refus de l’institution quant à sa venue : «Rétropédalage.»
A l’étranger pourtant, la reconnaissance du mauvais sort réservé à ces «mauvaises filles» émerge depuis une dizaine d’années. En Irlande, l’Etat s’est excusé officiellement auprès des anciennes pensionnaires des couvents de la Madeleine et une compensation financière leur a été accordée en 2013. En Australie, à la suite d’une enquête parlementaire, un encart a été intégré sur le site australien de la congrégation («Nous ne pouvons pas changer le passé et sommes attachés à la justice, à la réconciliation et à la compassion»).Aux Pays-Bas, où la Congrégation possédait cinq institutions, une reconnaissance est en cours : une lettre d’excuses a été adressée et, à ce jour, 200 femmes ont reçu 5 000 euros chacune par un fonds d’indemnisation d’Etat.
«Archives classées et expurgées»
«Les conventions et traités internationaux applicables à la situation néerlandaise sont également applicables en France, mais à une échelle beaucoup plus grande», estime Jan Van Dijk, professeur émérite de victimologie à l’université de Tilburg et conseiller juridique d’une association néerlandaise dénonçant le travail forcé des filles passées par les établissements du Bon Pasteur. Dans l’Hexagone, la situation a longtemps patiné. «Il y a un vrai retard français en matière de recherche historique et surtout de reconnaissance politique du problème», commente David Niget, membre d’une équipe d’historiens de l’université d’Angers, à qui la Congrégation a ouvert ses archives depuis le milieu des années 2010.
Alors que le fruit de ce long travail doit être publié l’an prochain, l’historien tempère : «Les archives du Bon Pasteur ont été, depuis les années 1990-2000, patiemment classées par les religieuses et expurgées. Il manque toutes les pièces personnelles. Je pense qu’il y avait quelque chose de gênant dans ces documents.» Pour autant, il dément la présence de «violence corporelle systématique» et évoque plutôt une «une violence systémique». Pour lui, seules une multiplication des travaux historiques, l’ouverture d’une enquête parlementaire et une action publique des anciennes pensionnaires pourraient faire avancer les choses.
Fin 2020, Eveline Le Bris et Marie-Christine Vennat ont décidé de prendre les choses en main. La première, après avoir été victime d’un viol à 11 ans, a passé cinq années dans ces établissements entre 1963 et 1968. La seconde, trois années, pour un flirt et des «conneries». Cette dernière raconte «un examen gynécologique»pratiqué lors de son entrée au centre d’observation d’Angers (où le profil psychologique des pensionnaires était établi, avant qu’elles soient orientées vers tel ou tel établissement). «Le médecin, on aurait dit un boucher. Et finalement, il m’a mis un doigt. Pas de spéculum, pas de gant, rien. Forcément, j’ai crié, relate Marie-Christine Vennat. Quand j’en ai parlé aux sœurs, on m’a dit qu’il le fallait, car des filles avaient des maladies vénériennes parce qu’elles s’étaient prostituées.»
«Lieu de refuge et de sécurité»
L’association les Filles du Bon Pasteur regroupe aujourd’hui une trentaine de membres déterminées à obtenir une «réhabilitation physique, sociale et morale, tant des bonnes sœurs que de l’Etat».Une action qui entre en résonance lointaine avec la présentation du rapport Sauvé faisant état de 216 000 victimes de crimes pédocriminels commis par des religieux en France depuis les années 50. Cette reconnaissance portée par les Filles du Bon Pasteur passe notamment par l’accès – encore compliqué – des anciennes pensionnaires à leur dossier détenu par le Bon Pasteur. Fin août, une première rencontre a été organisée au ministère de la Justice entre le fonctionnaire à la tête du département des archives et l’association.
Une seconde a eu lieu ce lundi 11 octobre. «La consultation des dossiers sera facilitée», assure Marie-Christine Vennat après la rencontre. Mi-septembre, l’association a également reçu une lettre de la Congrégation. Une première. «Ces derniers temps, nous avons décidé de faire évoluer notre politique de communication des archives», lit-on. Une «cellule d’écoute pour toutes les pensionnaires qui ont fréquenté [leurs] établissements» va être mise en place. Une rencontre est programmée pour la mi-novembre. Les deux anciennes pensionnaires jubilent. Jusqu’ici, elles racontent un rejet total de leur parole.
Dans le musée ouvert par la Congrégation, à Angers, un panneau prévient, à l’entrée : «Les sœurs souhaitent sensibiliser les visiteurs à leur mission actuelle auprès des femmes, des enfants et des familles à travers le monde.» Depuis 1996, la Congrégation est reconnue comme ONG par l’ONU. Pourtant, l’expérience traumatisante vécue par des milliers de femmes n’apparaît nulle part. Ou presque. Quelques lignes lisibles sur un dernier panneau évoquent pudiquement une tout autre histoire : «Certaines y ont trouvé un lieu de refuge et de sécurité, un lieu qui les a aidées à construire leur vie. Nous reconnaissons avec regret que ce ne fut pas l’expérience de toutes.»
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