par Olivier Le Cour Grandmaison, universitaire., Universitaire publié le 14 octobre 2021
Jeudi 5 octobre 1961. Avec l’aval de son supérieur hiérarchique, le ministre de l’Intérieur, Roger Frey, et du gouvernement, Maurice Papon, préfet de police de Paris, impose aux «Français musulmans d’Algérie» de la capitale et de la banlieue un couvre-feu discriminatoire et raciste puisqu’il n’est opposable qu’à eux. C’est pour protester contre cette mesure que le FLN décide d’organiser, le 17 octobre, des rassemblements pacifiques en différents points de la capitale. La suite est désormais connue grâce aux ouvrages du regretté Jean-Luc Einaudi, et d’historien·ne·s algérien·ne·s, français·es et britanniques. Plus de 14 000 manifestants sont raflés – presque un sur deux –, puis transférés au Palais des sports, au Parc des expositions et au stade Coubertin transformés en lieux de rétention. Là, dans des conditions épouvantables, nombre d’entre eux sont battus et longtemps laissés sans soin ni nourriture.
A cela s’ajoutent plusieurs centaines de victimes, tuées par balle, précipitées dans la Seine, exécutées sommairement jusque dans la cour même de la préfecture de police de Paris. Un massacre ? Assurément et le plus important depuis la Seconde Guerre mondiale perpétré contre des civils pour des motifs politiques et raciaux. Après avoir sévi comme inspecteur général de l’administration en mission extraordinaire (Igame) dans la région de Constantine, entre 1956 et 1958, Maurice Papon est promu au poste que l’on sait en mars 1958. C’est ainsi qu’il importe dans la capitale un certain nombre de méthodes de la guerre contre-révolutionnaire appliquées en Algérie : torture, exécutions sommaires, disparitions forcées. Quant aux membres des «groupes de choc du FLN» surpris «en flagrant crime», ils doivent être abattus, ordonne Maurice Papon dans une note du 5 septembre 1961.
Mensonge d’Etat
En dépit de la censure exercée par le gouvernement de l’époque, qui prend beaucoup de liberté avec les libertés fondamentales, celles et ceux qui désirent savoir ont fort bien documenté ces pratiques. A preuve les ouvrages de Paulette Péju : les Harkis à Pariset Ratonnades à Paris qui rassemblent de nombreux témoignages précis et circonstanciés. Publiés en 1961, grâce au courage et à l’engagement de François Maspero, ces derniers éclairent les agissements des forces de l’ordre et des supplétifs harkis dans la capitale. Les massacres du 17 octobre 1961 ne sont pas un coup de tonnerre dans un ciel serein. Plus précisément encore, il s’agit d’un crime d’Etat perpétré contre des Algérien·ne·s réputé·e·s faire peser une menace majeure pour l’intégrité du territoire et la sécurité. Les empêcher à tout prix de manifester dans les rues de Paris afin de préserver l’ordre public et l’autorité du gouvernement, tels sont les objectifs des orientations défendues par Maurice Papon, mises en œuvre par la police, puis couvertes par les sommets de la République pour étouffer le scandale naissant et imposer un récit officiel qui n’est autre qu’un mensonge d’Etat forgé par les responsables de l’époque au lendemain de ces événements.
Désormais bien connu, ce crime n’est cependant toujours pas reconnu en haut lieu, comme on dit. Revigorés par le vote de la loi du 23 février 2005, qui officialise une interprétation apologétique de la colonisation de l’Algérie en particulier, l’extrême droite, les droites de gouvernement et leurs divers représentant·e·s s’opposent à toute reconnaissance. Pis encore, à chaque fois que cette question surgit dans l’actualité politique, tous défendent d’une même voix démagogique et trompeuse le mythe impérial-républicain forgé sous la IIIe République selon lequel la colonisation française n’avait d’autre but que d’apporter la civilisation aux peuples qui jusque-là en ignoraient les bienfaits. Banale mais efficace écholalie. Au mieux, elle prospère sur l’euphémisation des faits, au pire, sur leur dénégation pour mieux courtiser l’électorat que les uns et les autres se disputent toujours plus âprement.
De son côté, le Parti socialiste et François Hollande, élu chef de l’Etat en 2012, s’en tiennent à une formule très en deçà des termes requis pour nommer de façon précise ce qui a été perpétré en ce mois d’octobre 1961. A preuve ce communiqué de l’Elysée du 17 octobre 2012. Les événements qui nous intéressent y sont qualifiés de «sanglante répression». De plus, il est précisé que «la République» les «reconnaît avec lucidité». Bricolage politique et rédactionnel, et esquive rhétorique élaborés par des communicants soucieux, comme leur maître, de ménager la chèvre et le chou. S’y ajoute une formule contradictoire. En effet, la «lucidité», abusivement revendiquée pour faire croire à une décision courageuse, aurait dû conduire à identifier les auteurs : Maurice Papon, et, au-delà de ce sinistre haut fonctionnaire, l’Etat français qui est tout à la fois responsable et coupable de ces faits. Ceux-là mêmes qui échappent de nouveau à la seule qualification adéquate : celle de crime. Tergiversations et pusillanimité, encore et toujours.
Le «geste fort» du Président ?
Que fera l’actuel président, Emmanuel Macron, qui, plus souvent qu’à son tour, a flatté et continue de flatter les électeurs du centre, de la droite voire de l’extrême droite en mobilisant son obligé, le très réactionnaire et très opportuniste ministre de l’Intérieur ? Difficile de le prédire quand bien même un «geste fort» est attendu aux dires de certains qui prétendent avoir l’oreille du chef de l’Etat. Soixante ans après le 17 octobre 1961, les héritiers de l’immigration coloniale et postcoloniale, les nombreuses organisations politiques, syndicales et associations, parfois mobilisés depuis plus de trente ans, exigent que ce crime d’Etat soit enfin reconnu, les archives relatives à ce dernier ouvertes au plus grand nombre et un véritable lieu de mémoire érigé dans la capitale afin que nul n’ignore les torts insignes subis par celles et ceux qui, au péril de leur vie et de leur liberté, ont courageusement manifesté pour défendre le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Monsieur le Président, vous prétendez incarner une politique «disruptive», prouvez-le en faisant droit à ces revendications et mettez fin à soixante ans de discriminations mémorielles et commémorielles.
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