Par Valentine Faure Publié le 12 juillet 2021
ENTRETIEN« Les nouveaux destins du corps » (1/5). Le corps est aujourd’hui l’objet de toutes les attentions, y compris de la part des sciences humaines. Dans un entretien au « Monde », Dominique Memmi, directrice de recherche au CNRS, explique pourquoi, face à des identités désormais trop flottantes, émerge une demande de fixation identitaire par le corps.
« A l’heure où prolifèrent les corps virtuels, où s’échangent le sang et les organes, où s’estompe la frontière entre le mécanique et l’organique, où l’on s’approche de la programmation de l’espèce et de la réplication de l’individu, il est plus que jamais nécessaire d’éprouver la limite de l’humain : “Mon corps est-il toujours mon corps ?” », s’interrogeait Jean-Jacques Courtine dans le troisième volet de l’Histoire du corps (Le Seuil, 2006). Territoire de modifications, lieu d’expérimentations, matière librement façonnable au gré des désirs, mais aussi lieu d’injonctions pesantes, de vulnérabilités, où viennent s’incarner inéluctablement les inégalités sociales, raciales, et où s’inscrivent les violences : au cours d’une année marquée par la pandémie, l’isolement, les violences policières, le corps s’est illustré dans ses paradoxes.
Politiste, sociologue, directrice de recherche au CNRS, Dominique Memmi s’intéresse à la biopolitique contemporaine, et au corps comme objet des sciences sociales. Dans La Revanche de la chair (Le Seuil, 2014), elle faisait le constat d’un recours « au corps et à la nature comme fondement plus ou moins important, plus ou moins exclusif, des identités ». Pourquoi ? Quelle est la « nécessité historique »à l’œuvre dans ce retour du corps comme support de l’identité ? Dominique Memmi revient sur le déploiement de l’intérêt des sciences humaines pour le corps. Examinant la portée des pratiques sociales concrètes et se dégageant du débat entre constructivisme et naturalisme, elle s’interroge sur le possible avènement d’un temps « où la contestation du caractère déterminant de la biologie sur les identités n’empêcherait pas qu’une nouvelle place, désormais “raisonnable”, lui soit enfin rendue ».
Comment l’intérêt des sciences humaines françaises pour le corps a-t-il évolué ?
Il s’est déployé en trois étapes. Il y a eu un premier moment, très « intellectuel », dans les années 1950 – en gros, le lacanisme, le structuralisme, une production très abstraite, mais très influente. Dans les années 1960, on commence à s’intéresser au corps comme simple instrument d’analyse, un lieu sur lequel s’appuient le pouvoir et la domination, où le monde social vient se refléter, et où l’on peut donc lire aisément ses effets. Apparaissent alors des sociologies et des histoires du corps sectorielles : celles des pratiques alimentaires, de la sexualité, des humeurs, avec Françoise Héritier, Maurice Godelier, Georges Vigarello, Alain Corbin… Dans la décennie 1990-2000, le corps devient un objet fascinant en tant que tel, « bon à penser », comme le dit Claude Lévi-Strauss. On voit alors apparaître deux dictionnaires du corps, plusieurs manuels de « sociologie du corps ». Le corps est mis au programme d’agrégation de sciences sociales. Une floraison saisissante d’ouvrages reflète une humeur du temps particulièrement soucieuse du destin du corps et du biologique. C’est ce qui m’a donné l’idée du séminaire qui, depuis 2005, essaye de rendre raison de cette production intellectuelle spécifique.
Ces deux tendances successives de production intellectuelle sont toujours présentes aujourd’hui ; elles se sont sédimentées en s’opposant souvent, et de manière très radicale. Les militantes féministes, souvent très constructivistes, peuvent aller jusqu’à nier toute pesanteur réelle au donné corporel, toute détermination qui viendrait directement de lui : c’est le monde social qui produit l’illusion de déterminisme biologique. En face, on a des chercheurs en sciences de la vie, et tous ceux qui s’efforcent de situer ce qui nous détermine dans le cerveau ou la génétique. Par ailleurs, un peu partout, on trouve des gens qui s’efforcent de trouver des compromis : des féministes qui pensent que le corps est un incontournable, comme la philosophe Camille Froidevaux-Metterie ; des fervents des sciences de la vie qui affirment que le corps, la génétique sont aussi déterminés par l’environnement, l’ « épigénétique », voire le social, comme Henri Atlan. Par ailleurs, je pense qu’une plongée délibérée vers les « gens ordinaires » permet d’autant mieux de sortir des apories et des écueils idéologiques du débat opposant constructivisme et naturalisme.
Vous faites le constat, dans les pratiques sociales, d’une « revanche de la chair » : une focalisation sur le corps comme support d’identité…
Il se produit dans les pratiques sociales la même chose que ce qui s’est passé dans les productions culturelles : on assiste à un glissement du refus du corps comme destin, du corps comme lieu et outil de la domination (dont il faudrait alors s’abstraire, en inventant par exemple la notion de genre) vers un intérêt pour le corps comme objet. C’est très clair dans les pratiques autour de la naissance et de la mort. Depuis les années 1990-2000, autour des naissances, après avoir été exhortés à couper le cordon ombilical, les pères sont incités à toucher le bébé à travers le ventre maternel et à faire du « peau à peau », et on a « ré-incité » les mères à allaiter. Même chose à propos de la mort : une nouvelle théorie du deuil, fort décalée par rapport à la théorie freudienne, s’est diffusée. Il faudrait regarder son bébé mort-né, voir les dépouilles des proches pour « faire son deuil ». A tel point qu’un deuil serait difficile sans confrontation avec un corps ou, à défaut, avec des « traces » corporelles. On se met à parler aussi de rejets psychiques de greffons, parce que la personnalité du donneur y serait trop présente.
Bref, la confrontation avec la chair serait porteuse d’effets psychiques, qui seraient bénéfiques pour le rapport à l’identité. La pratique de recours aux tests ADN le dit aussi : je vais aller chercher dans la génétique quelque chose de mon identité. D’où, aussi, la progression de la recherche de leurs parents biologiques chez les enfants adoptés : ce serait libérateur d’avoir accès à ses origines biologiques. Mais le donné biologique est moins utilisé ici comme un destin qui vous contraint, qui vous détermine, qui vous empêche d’agir, que pour faciliter un devenir – de père, de mère, d’adulte en puissance ou d’endeuillé ayant surmonté sa perte.
Vous mettez cette « revanche de la chair » en lien avec un processus de « déliaison », survenu dans les années 1960…
Oui, au cours de la décennie 1965-1975, il se produit une sorte de relâchement des liens sociaux, notamment au cœur du privé. C’est pendant cette décennie que s’opère dans toute l’Europe la réforme du divorce. La pilule, l’avortement, c’est aussi la possibilité de se défaire des enfants non désirés, en même temps que se généralise la possibilité de se défaire des corps mourants en les transférant à l’hôpital, et des corps morts avec la crémation. En 1974, la majorité à 18 ans permet aux enfants de sortir de l’emprise des parents. La « séparation » est vécue au fond comme désaliénante, libératoire. La croyance en la possibilité de présider à sa propre destinée devient solidaire d’une résistance aux affiliations et d’une émancipation à l’égard des communautés originelles. Elle invite à la répudiation des origines, des attaches sociales, et même géographiques – c’est une période fertile en déracinements choisis.
Il faudrait donc recréer du lien par le corps ?
Mon hypothèse est que, face à des identités désormais trop flottantes, émergerait une espèce de demande de fixation identitaire par le corps. Quand le père doit toucher le ventre de la mère, c’est pour qu’un lien précoce s’établisse avec le bébé. Toutes ces pratiques sociales visent explicitement à « renforcer le lien ». Des liens choisis, et non plus des liens imposés par l’Eglise, par la société, par la biologie. Des liens que je peux fabriquer. C’est là une différence massive.
D’après Norbert Elias, l’histoire de notre civilisation est celle de sujets qui se pensent eux-mêmes de plus en plus comme des « individus ». Or ce « processus d’individuation » me semble s’être accéléré – c’est la « déliaison » dont je parlais plus haut – et avoir pris le corps comme lieu privilégié de son efficacité. Cela a produit notamment un changement des modes de domination. La domination évolue sans arrêt, elle raffine ses modes d’exercice. Tout se passe comme s’il était devenu beaucoup plus difficile de contraindre les individus physiquement, en tout état de cause sans dialogue préalable. A l’école, à l’hôpital, en famille aussi, où la fessée n’est plus de mise, où il faut désormais tout expliquer. Sexuellement, c’est la même chose : il faut de la parole, sous la forme du « consentement ». Individuation et changement des modes de domination vont donc de pair.
Vous faites l’hypothèse d’un élément venu au secours de la « nature » : le psychisme…
Oui, la psyché s’est imposée comme un intermédiaire idéologiquement acceptable pour modérer la frénésie des désirs individuels, là où l’« ordre divin » et la « loi naturelle » ont été discrédités comme sources de contrainte. Les individus ne se résignent plus devant la « nature », ils contestent le donné corporel, génétique ou sexuel, comme les assignations identitaires. Ils redéfinissent constamment leurs liens aux autres et mobilisent tous les moyens que la médecine et le droit mettent à leur disposition pour réaliser leurs aspirations, contre la nature s’il le faut, en recourant aux PMA par exemple. Ils deviennent au fond « constructivistes » en pratique : le corps n’est plus un donné qu’on ne pourrait retoucher et reconstruire de toutes les manières. De ce point de vue, s’opposer au constructivisme apparaît bien comme un combat d’arrière-garde.
Mais pour cela, il fallait apparemment un discours de légitimation. On le trouve partout. Quand le père est invité à manipuler l’enfant dans la salle d’accouchement, on lui dit que c’est bon pour la relation. S’il est meilleur qu’une mère allaite, c’est censément moins aujourd’hui pour les anticorps qu’elle transmet que pour le bien-être psychologique de l’enfant et de la mère. Si un enfant doit retrouver ses parents biologiques, ce serait encore pour son bien-être psychique. C’est ce que j’appelle une « formation de compromis » idéologique. Le corps redevient incontournable, mais pour une bonne cause, une cause psychique.
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