Par Delphine Roucaute, Chloé Hecketsweiler et Nathaniel Herzberg Publié le 8 juillet 2021
L’Hexagone est à la traîne dans la protection de ses aînés les plus vulnérables en raison, selon les spécialistes du grand âge, de l’organisation du système de soins. Pour convaincre les derniers indécis, la médecine de proximité semble la mieux armée.
Cette semaine, c’est un couple de nonagénaires qui a franchi le dernier pas. Venus d’un village voisin, ils ont fait le trajet au centre de vaccination de Bonnières-sur-Seine pour recevoir leur seconde dose de vaccin, chacun au bras d’une de leurs petites-filles. Dans cette ville des Yvelines, les plus de 80 ans sont plutôt rares dans le mini-« vaccinodrome » aménagé début juin pour accélérer la campagne vaccinale. La majorité a profité du « vaccinobus » qui a circulé entre mars et juin dans la communauté de communes ; la minorité non vaccinée dessine maintenant « un plafond de verre » difficile à dépasser.
Selon les données de Santé publique France (SPF), ce département est celui où la part des plus de 80 ans ayant reçu au moins une dose de vaccin est la plus faible : 70 %, contre 80 % au niveau national. A Bonnières-sur-Seine, tous ont déjà été contactés au moins une fois, grâce à la liste établie pour l’envoi des « colis de Noël des anciens ». Mais six mois après l’ouverture de la vaccination, certains hésitent toujours.
« Ils ont peur du vaccin, nous disent : “On n’a pas de recul, on ne sort pas de chez nous, pourquoi on ferait le vaccin ?” », explique Gaëlle Auffret, première adjointe au maire de Bonnières-sur-Seine et responsable du centre de vaccination. Selon elle, on doit maintenant « faire dans la dentelle ». « Quand on leur parle, on arrive à les motiver, mais il faut aller vers eux. Des gens sont arrivés en ambulance, allongés, à la mairie [où les vaccinations avaient lieu auparavant], car leurs enfants, leurs petits-enfants les avaient convaincus », souligne-t-elle.
Dans ses modèles à long terme, l’équipe de modélisation du biologiste Samuel Alizon « fait l’hypothèse que le problème sera réglé courant septembre et que presque tous les plus âgés seront vaccinés ». Mais des difficultés vont se poser dès cet été. « Il y aura une vague de transmission du variant Delta, on le sait, puisque personne n’envisage de prendre des mesures de contrôle cet été », avance le directeur de recherche au CNRS, pour qui « chaque pourcent de personnes âgées non vaccinées va être problématique ». « Nous sommes en train d’affiner les modèles, mais ça va évidemment avoir des conséquences lourdes », conclut M. Alizon.
« La situation impose des mesures rapides »
Les statistiques parlent d’elles-mêmes : les plus de 80 ans non vaccinés présentent un risque de mourir de la maladie plus de douze fois supérieur à celui des personnes âgées de 50 à 59 ans, et 180 fois supérieur à celui des 18-39 ans, selon l’étude statistique OpenSafely. Quelque 20 % de cette population restent donc particulièrement vulnérables, alors que, dans la tranche des 70-79 ans, près de 90 % des personnes ont reçu une première dose.
Dans ce contexte, « la situation impose des mesures rapides pour réduire les risques d’infections graves parmi la population âgée », alerte Claude Jeandel, président du conseil national professionnel (CNP) de gériatrie dans un communiqué paru mercredi 7 juillet.
Pour le CNP et la Société française de gériatrie et gérontologie (SFGG), la première solution à imposer est la vaccination obligatoire des professionnels de santé, tous secteurs confondus, et des personnes en contact avec des sujets fragiles. Une deuxième urgence, ajoute Olivier Guérin, président du SFGG, est « que nous puissions compter (…) sur la mobilisation de nos collègues médecins traitants et infirmiers libéraux et sur l’intervention d’équipes mobiles, car ce sont bien les personnes âgées qui vivent à domicile – le taux de vaccination en Ehpad [établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes] est de 90 % –, qui sont encore trop peu vaccinées ».
Comment la France a-t-elle creusé cet écart de dix à quinze points dans la protection de ses aînés les plus vulnérables par rapport à d’autres pays similaires, comme le Portugal, l’Espagne, l’Italie ou le Royaume-Uni ?
« Je crois qu’on a une cause sociologique, peut-être plus de réfractaires, avance Olivier Guérin. Et une cause organisationnelle, à savoir une moins bonne adaptation du soin primaire aux patients âgés. Notre soin primaire est largement pris en charge par la médecine libérale. Ce n’est pas, ou pas bien adapté à des mesures de santé publique comme la vaccination. » « Le mode de prise de rendez-vous a aussi beaucoup pesé, ajoute Dora Lévy, généraliste dans une maison de santé du 20e arrondissement de Paris et responsable médicale d’un centre de vaccination. On n’a pas touché les personnes les plus éloignées du numérique, particulièrement les personnes âgées modestes. »
Difficultés à déployer les dispositifs d’« aller vers »
L’organisation des soins est particulièrement mise en cause par les spécialistes du grand âge. « C’est un problème en gériatrie qui n’est pas propre à la vaccination : dans notre système, c’est le patient qui doit contacter le médecin, pas l’inverse », abonde Aline Corvol, gériatre au CHU de Rennes. « Tous ceux qui font peu de bruit, qui n’ont pas de traitement chronique, ne contactent pas leur médecin traitant » et passent donc sous les radars, explique-t-elle.
Une structuration du soin qui expliquerait les difficultés à déployer les dispositifs d’« aller vers » mis en place par le ministère de la santé, les collectivités locales et l’Assurance-maladie. Sans compter que « certaines personnes âgées sont prêtes à mourir et n’adhèrent plus aux démarches de prévention », ajoute la gériatre. « Il y a cette idée qu’“il faut bien mourir de quelque chose” et ils préfèrent qu’on leur fiche la paix, ou alors, si on les aide, qu’on vienne leur apporter du lien social et améliorer leur quotidien », souligne Aline Corvol.
Pour convaincre les derniers hésitants, ceux rencontrant des difficultés lors de la prise de rendez-vous en ligne, ne bénéficiant pas d’un entourage familial aidant ou avec des difficultés à se déplacer, la médecine de proximité semble la mieux armée.
La Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) a enfin admis, mercredi matin, que les médecins puissent savoir qui sont leurs patients non vaccinés, « mais uniquement s’ils en font la demande » auprès de l’Assurance-maladie. Une revendication de longue date de la profession. « Jusque-là, on pouvait vérifier le statut vaccinal patient par patient grâce à leur numéro de Sécurité sociale, mais on ne pouvait pas faire ça pour tout le monde », chaque médecin traitant s’occupant d’environ 1 000 patients, dont 100 à 200 de plus de 80 ans, explique Corinne Le Sauder, présidente de la Fédération des médecins de France, qui dénonce depuis plusieurs mois les problèmes d’accès aux doses en médecine de ville.
Il s’agit donc désormais, pour Daniel Guillerm, président de la Fédération nationale des infirmiers, de mettre en place des synergies entre les professionnels libéraux – notamment entre les médecins traitants, qui, seuls, pourront avoir accès à la liste de leurs patients non vaccinés, et les infirmiers, « qui sont les seuls professionnels à se déplacer quotidiennement à domicile ». Et le temps presse. « C’est aujourd’hui le sujet-clé, celui qui va déterminer la façon dont on va passer l’été, rappelle Olivier Guérin. Penser que les personnes en question sont tellement isolées et que ça va les protéger est illusoire. »
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