par Johanna Luyssen publié le 23 juin 2021
Lorsqu’elle est devenue enceinte, l’essayiste Judith Aquien s’est trouvée «très en colère». En colère parce qu’elle s’est aperçue que personne ne se préoccupe des trois premiers mois d’une grossesse. Elle a compris que tant que son ventre ne serait pas visible, ce qu’elle vivait ne compterait pas. Ni pour le corps médical ni pour le corps social. Elle s’est aperçue que les symptômes du premier trimestre, parfois lourds, sont vus comme de menus désagréments, les fameux «petits maux de la grossesse». Elle qui avait auparavant subi une fausse couche le savait bien : ces choses-là sont minorées. Elle s’est demandé pourquoi les femmes ne disposent pas, comme c’est désormais le cas en Nouvelle-Zélande, d’un congé pour se remettre d’une fausse couche si elles en ont besoin, et pourquoi ces dernières sont généralement traitées «dans l’indifférence absolue», alors que ces événements représentent 15 % des grossesses, comme le note le gynécologue René Frydman dans son Histoire de la naissance (Grasset, 2021). Enceinte et révoltée, c’est pour «ne pas décolérer» qu’elle a écrit Trois Mois sous silence: le tabou de la condition des femmes en début de grossesse (Payot, 2021).
«Boulot, Omo, marmots, y en a marre»
A vrai dire, elle n’est pas la seule à explorer le sujet. Une quantité non négligeable d’essais, témoignages et récits investissent désormais la question de la maternité féministe. Nouvelle mère : un témoignage féministe et libérateur sur la maternité, par Cécile Doherty-Bigara (Leduc) ; Ceci est notre post-partum : Défaire les mythes et les tabous pour s’émanciper, par Illana Weizman (Marabout). A l’image du livre de Judith Aquien, ces ouvrages représentent l’exact opposé de l’inoxydable J’attends un enfant de Laurence Pernoud, texte normatif du point de vue des mœurs, plutôt conservateur, et qui, entre autres, omet spectaculairement d’évoquer la grossesse dans sa dimension crue, organique. «Il y a désormais beaucoup de voix qui émergent, de nouvelles manières de médiatiser cette question, dans une sorte de puissance sororelle, se réjouit Judith Aquien. On ajoute des voix les unes aux autres, on revendique le droit de voir nos corps respectés.»
Que des féministes investissent la question de la maternité est assez nouveau. Longtemps, le sujet a été mis de côté, surtout chez les militantes de la deuxième vague, dans les années 70. «C’était un impensé presque total. Nous militions pour “la libre maternité”, en désertant, en tout cas pour la plupart d’entre nous, ce terrain. Même si un certain nombre de mes copines ont fait des enfants, ça n’était pas articulé avec leur féminisme», se souvient l’historienne Marie-Jo Bonnet, ancienne du MLF, ancienne Gouine rouge et cofondatrice du Front homosexuel d’Action révolutionnaire, le Fhar. L’autrice de la Maternité symbolique : être mère autrement (Albin Michel, 2020) insiste : les féministes des années 70 avaient d’autres priorités, d’abord se battre pour le droit à l’IVG, à la contraception, libérer le corps de ses entraves. Il convient de se souvenir du contexte : en 1972, on remettait encore le prix Cognac-Jay de «la mère la plus méritante» à une femme à la tête d’une famille nombreuse.
«Boulot, Omo, marmots, y en a marre», scandent les féministes au tournant des années 70, quand tout bascule. On jette le bébé avec l’eau du patriarcat. La maternité est perçue comme l’alliée numéro 1 de la domination masculine, voire un «esclavage», ainsi que le formulent les militantes du groupe les Chimères. On prône le refus de la maternité obligatoire, on n’accepte plus de voir sa vie absorbée par l’impératif reproductif, on rejette «la société mâle», avec son corollaire, la maternité. A l’époque, tout le monde lit le Deuxième Sexe, de Simone de Beauvoir, paru en 1949. La maternité y est traitée avec dédain, les femmes enceintes animalisées. La future mère est, écrit Beauvoir, «prise aux rets de la nature, elle est plante et bête, une réserve de colloïdes, une couveuse, un œuf». Il y a aussi chez Beauvoir quelque chose de l’ordre du reniement de la généalogie. La philosophe écrit notoirement, dans ses Mémoires d’une jeune fille rangée : «Je rêvais d’être ma propre cause et ma propre fin.» Cette vision de la maternité comme une aliénation, une colonisation, une soumission, a longtemps infusé chez ses disciples, jusqu’à ce paradoxe : «Il est curieux que Beauvoir soit vue à ce point comme la mère du féminisme français, elle qui ne se voit absolument pas comme une mère», relève Marie-Jo Bonnet, qui l’a connue et lui a consacré plus d’un livre (notamment Beauvoir et les femmes, Albin Michel, 2016).
«Penser la maternité sans essentialiser la condition féminine»
«Le féminisme a oublié cette question de la maternité», énonce Camille Froidevaux-Metterie, préfacière du livre de Judith Aquien. La philosophe et professeure de science politique, qui raconte être entrée en féminisme en devenant mère, explore largement le sujet, que ce soit dans la Révolution du féminin (Gallimard, 2015, Folio 2020) ou dans le Corps des femmes : la bataille de l’intime (Philosophie magazine éditeur, 2018). Elle a théorisé ce qu’elle appelle le «tournant génital du féminisme». «Les théoriciennes des années 70, Monique Wittig, Christine Delphy, Colette Guillaumin, ont fait du corps maternel le socle du patriarcat, quelque chose dont les femmes devaient se libérer en faisant le choix du lesbianisme ou de la non-maternité. Cette proposition est venue résonner avec la tradition de l’égalitarisme universaliste dans laquelle rien ne doit distinguer les individus entre eux, et surtout pas leurs caractéristiques sexuées. Puis les études de genre ont proposé de déconstruire la binarité masculin-féminin, dans le refus conscient de penser le corps hétéro-cis et maternel. Au début des années 2000, il était devenu impossible de penser la maternité. C’est ce qui m’a décidée à engager mes recherches sur ces sujets corporels.»
Ce ne fut pas simple. La philosophe s’est heurtée à des résistances, la renvoyant à l’éternelle opposition féministe entre constructivisme (le fameux «on ne naît pas femme, on le devient» de Beauvoir) et essentialisme. Comme s’il fallait forcément choisir son camp. «Lorsque la Révolution du féminin a paru, en 2015, le livre a été relativement mal reçu, on m’a accusée de vouloir “réenfermer les femmes dans leur corps maternel”. Preuve que j’avais touché un nœud problématique. Tout l’enjeu est de penser la maternité sans pour autant essentialiser la condition féminine.» Elle résume la question, vertigineuse, dans la Révolution du féminin : «Pourquoi, après n’avoir été que des corps, les femmes doivent-elles vivre aujourd’hui comme si elles n’en avaient pas ?»
Dans l’histoire du féminisme, Camille Froidevaux-Metterie décrit une succession de batailles. «Après celle de la procréation dans les années 70, c’est la bataille du travail dans les années 80, suivie de la bataille de la famille dans les années 90, puis de la bataille du genre dans les années 2000. Depuis les années 2010, les femmes ont engagé la bataille de l’intime. On voit se déployer toute une série d’initiatives autour des règles, des violences gynécologiques, du clitoris, des violences sexuelles et sexistes.» Du point de vue de la maternité, Camille Froidevaux-Metterie pense qu’elle peut être le moment d’une réconciliation entre subjectivité et corporéité, la femme enceinte éprouvant un sentiment d’adéquation à elle-même, en tant que corps et en tant que sujet. En somme, elle propose «un féminisme incarné qui transforme nos corps-objets aliénés en corps-sujets libres et agissants».
«La maternité, une possibilité parmi d’autres»
Reste ceci : en 2021, pour quelle raison se reproduit-on ? Difficile de ne pas se poser cette question lorsqu’on est féministe. «Obéit-on à une injonction sociale apparemment plus forte que dans les années 1970 ?» se demande Marie-Jo Bonnet, qui voit d’un œil critique ces désirs d’enfant affichés, ces parcours de PMA et cette volonté de faire famille chez les lesbiennes. N’est-ce pas, demande-t-elle, une sorte de «cache-sexe» de la sexualité lesbienne qui permet de se faire accepter par la famille comme par la société ? «Etre mère, cela reste plus confortable culturellement qu’être infertile», estime-t-elle.
Qu’elles soient d’accord ou non avec ce point de vue, elles sont quelques-unes aujourd’hui, du courant que l’on appelle child free, à évoquer la question de la non-maternité, à déplorer, encore et toujours, la pression que subissent celles qui ne veulent pas d’enfants. La journaliste Fiona Schmidt a d’ailleurs rencontré un certain écho avec la parution de Lâchez-nous l’utérus : en finir avec la charge maternelle (Hachette, 2020), où elle évoque le sujet.C’était déjà l’un des aspects du livre à succès de l’essayiste Mona Chollet, Sorcières : la puissance invaincue des femmes (la Découverte, 2018). Si la journaliste se réjouit que l’on puisse, aujourd’hui, parler des fausses couches, du post-partum, en somme raconter toutes les manières dont une femme peut vivre sa maternité, elle note : «On doit encore lutter contre l’idée que les femmes ne se réalisent pas quand elles ne sont pas mères. Il est important de présenter la maternité comme une possibilité parmi d’autres».
C’est un peu ce que dit Marie-Jo Bonnet. «Je propose de passer du biologique au symbolique. Explorer la question de la maternité symbolique, mais aussi celle de la transmission.» Les femmes sont fécondes, les femmes créent, les femmes transmettent, et tout cela, soutient l’historienne, a autant de valeur que la maternité biologique, dont elle se méfie – d’autant qu’elle est farouchement opposée à la PMA et à la GPA, ce qui fait d’elle la chouchoute des néoconservateurs antiféministes de type Eugénie Bastié, ravis de mettre dans leur escarcelle une ancienne du MLF. Elle rejette la maternité pour les couples de lesbiennes, une sorte de soumission à l’ordre patriarcal selon elle. Et dans son refus de la PMA ou de la GPA, elle revendique une opposition au «biopouvoir», aux biotechnologies dont les femmes seraient devenues dépendantes.
«Pendant cette période, je ne suis plus qu’un corps de femme arabe»
Dans un registre différent, la politologue et militante bagnoletaise (en Seine-Saint-Denis) Fatima Ouassak, cofondatrice du Front de mères, a fait de sa condition maternelle le point central de son combat politique : antiraciste, féministe, écologiste. Elle s’en explique dans son dernier livre, la Puissance des mères, pour un nouveau sujet révolutionnaire (la Découverte, 2020). «Il faut déployer la puissance des mères, écrit Fatima Ouassak ; il faut nous muer en sujets politiques, retrouver notre puissance de dragon. Car notre pouvoir de faire le monde est immense. C’est pour cela que nous en sommes dépossédées, coupées de nos savoirs millénaires, placées en position inconfortable et dangereuse pour accoucher afin de faciliter le confort des obstétriciens, entravées dans notre conscience d’appartenir à une communauté universelle. Il ne faut plus nous contenter d’être des femmes ou des parents. Nous devons aussi nous libérer et exister politiquement en tant que mères, nous organiser en tant que telles partout, dans tous les espaces sociaux.»
Toutes ces essayistes le disent : la maternité est une question politique. A ce titre, elle devrait intéresser bien au-delà du champ féministe. Mais dans les faits, les choses avancent lentement. Un exemple parmi d’autres: le congé paternité. S’il passe de onze à vingt-cinq jours à partir du 1er juillet, cette durée se situe bien en deçà des recommandations de la commission Cyrulnik, qui préconisait neuf semaines. En basant ses recherches sur les mille premiers jours de l’enfant – c’est-à-dire entre le quatrième mois de grossesse et les 2 ans du bébé –, ces experts montrent à quel point la question de l’enfant à naître dépasse largement celle de la gestation. Loin d’être «une affaire de femmes», elle est plus que jamais l’affaire de la société tout entière.
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