par Virginie Bloch-Lainé. publié le 19 juin 2021
Un accent aigu sépare interne et interné ; plusieurs années d’exercice de la médecine, aussi. Tandis qu’elle a déjà atteint un point avancé de sa carrière de psychiatre, Suzanne est internée en mars 2020 dans une clinique de Saint-Mandé. La pandémie commence à peine, mais un autre tsunami renverse cette femme : une voix intérieure lui lance des injonctions suicidaires («Jette-toi»), et il se pourrait bien qu’elle lui obéisse. L’Intime Etrangèreraconte, avec des piques d’humour noir, et de façon nette, le cauchemar vécu pendant huit mois par l’héroïne et par l’autrice, car cette histoire est la sienne. Psychiatre et romancière, Anne Revah a traversé cette épreuve. Elle est entrée dans un tunnel de folie. Lorsqu’elle en est sortie elle s’en rappelait mal, si bien que le récit se nourrit des souvenirs de son entourage proche, sa compagne, Valentine, et ses deux filles, pour lesquelles cet épisode fut très difficile : «Les enfants n’aiment pas voir leur mère devenir brutalement folle, une dépression ça se conçoit.» Tout le monde perd pied, avec la folie.
Décomposition
Suzanne a souffert du syndrome de Cotard, nommé ainsi parce qu’il fut diagnostiqué par le neurologue parisien Jules Cotard. Il en a dressé en 1880 «un tableau clinique caractérisé par un syndrome délirant à thématique de négation d’organes, survenant dans un contexte mélancolique intense». Plus les jours passaient, plus Suzanne sentait son corps engagé vers la décomposition et la putréfaction. C’est le propre de ce mal : les patients «se croient morts mais n’en cherchent pas moins à se détruire». Rempli d’énergie, le texte a la structure d’un tourbillon : il revient sur des scènes déjà vues, les reprend, mais toujours brièvement, en y ajoutant quelques détails, puis il continue sa course. Cette composition est à l’image du caractère impénétrable de ce qu’a vécu cette femme, de l’affolement qui l’habitait et de son enfermement progressif dans la douleur. Depuis des mois, elle ressentait une souffrance cardiaque sans qu’aucun examen ne révèle un problème somatique. Au plus fort de son mal, Suzanne vit une «métamorphose». L’entourent des personnes qui veulent son bien, sans parvenir à la sauver. «Tu étais comme ceux dont tu t’occupes habituellement», écrit Suzanne, qui dans le livre se tutoie, tant à ce moment-là elle ne se reconnaît plus.
Elle savait néanmoins suffisamment qui elle était pour demander à la clinique de l’enregistrer sous un pseudonyme afin que les autres psychiatres ne la reconnaissent pas. Etre identifiée par des confrères, être considérée comme une psychiatre touchée par la folie la terrifiait. L’Intime Etrangère montre que ces médecins de l’âme ne sont pas les derniers à juger de haut une consœur qui s’enfonce dans l’abîme, et que le tact n’est pas une qualité familière à tous les psychiatres : «Et les collègues tu les imagines avec la sympathie qui les caractérise, c’est ironique bien sûr, un certain nombre aurait mieux fait de faire de l’informatique que d’être psychiatres, ils ont une représentation de la souffrance humaine tellement centrée sur la biologie du cerveau que ce n’est pas la peine de s’intéresser à ce que les gens racontent de ce qu’ils vivent.» Anne Revah est surprise elle aussi par le gouffre qui sépare la théorie de la pratique. Désormais elle ressemble aux «malades vus à l’hôpital psychiatrique, il y a longtemps, quand tu étais une toute jeune interne, tu avais été impressionnée par la douleur, et ce que les patients en disaient, tu ne comprenais pas comment un être humain pouvait souffrir autant».
Electrochocs
Si l’autrice donne des coups de griffe aux psychiatres, elle sait gré aux électrochocs de lui avoir sauvé la vie, même s’ils ont endommagé sa mémoire. Voici le mode d’emploi des électrochocs, retranscrit dans le livre en italiques, comme s’il sortait de la notice d’utilisation : «Par réflexe de défense et de survie, lors d’une crise convulsive le cerveau va sécréter différents neurotransmetteurs et neurohormones (dopamine, noradrénaline, sérotonine) impliqués dans les troubles de l’humeur. Ces substances vont stimuler les neurones et favoriser la création de nouvelles connexions neuronales.» Grâce à la souplesse du cerveau, Suzanne se retrouve petit à petit. Elle se relève. Ce titre, l’Intime Etrangère, peut qualifier beaucoup d’états partagés même par ceux que le syndrome de Cotard épargne : l’intime étrangère, c’est une tristesse de fond, ancienne, avec laquelle il faut cohabiter. C’est une peur immense. Mais la peur de quoi ? C’est indicible, indescriptible.
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