Cette start-up promet d’« apporter de la douceur » aux patients. Mais son vrai business est l’optimisation de la facturation des chambres individuelles.
C’est peu de dire que les comptoirs qui fleurissent depuis quelque temps dans le hall des hôpitaux vendent du rêve. Des hôtes et hôtesses, tout sourire, proposent au futur patient d’enregistrer sa demande de chambre individuelle. A celui hospitalisé de se faire livrer des sushis, ou de réserver une coupe-brushing. En appelant Marielle ou Angélique, le personnel soignant peut, lui, commander du pain, déposer son pressing, et même s’épargner l’achat des fournitures scolaires de la rentrée. On privilégie évidemment les commerçants locaux, les prix sont alignés sur ceux de l’extérieur. Du rêve…
Ce service de conciergerie 5 étoiles « qui fait du bien à tout le monde » et « apporte de la douceur » gagne aussi les maisons de retraite. Happytal, une start-up lancée en 2013 par deux anciens du cabinet de conseil McKinsey, en a fait sa carte de visite. Présente dans une centaine d’établissements de santé et une poignée d’établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), la société, qui annonçait, il y a six mois, une levée de fonds de 23 millions d’euros, projette d’occuper 700 lieux d’ici 2023.
Chaque inauguration de comptoir s’accompagne d’une petite réception à laquelle sont conviés le maire de la ville, le député et les photographes locaux. Mais ce que ne dit pas la belle histoire, c’est que derrière le sourire des polos roses une autre réalité se dessine : celle d’un business florissant qui heurte les défenseurs de l’hôpital public. Des témoignages de patients, de soignants mais aussi d’anciens salariés recueillis par le Monde interrogent sur des pratiques commerciales menées directement auprès de personnes fragiles. Et ce, alors que la coopérative hospitalière UniHA a lancé un nouvel appel d’offres pour signer un accord-cadre avec une conciergerie. Les candidats ont jusqu’à la fin de l’été pour se manifester.
Patients démarchés dans leur chambre
Le modèle économique d’Happytal ne repose en réalité pas tant sur la conciergerie que sur l’optimisation de la facturation des chambres individuelles. En France, l’Assurance-maladie ne finance la chambre particulière que pour raisons médicales. Dans les autres cas, les hôpitaux peuvent facturer les lits, à condition que le patient en ait fait la demande par écrit. Derrière, c’est la complémentaire santé qui paie. Si le patient en a une.
Pendant des années, les établissements n’ont pas vraiment couru après cet argent : ça n’était pas la priorité du personnel, qui estime d’ailleurs que la chambre seule fait partie des soins et revient à tous. Mais quand Happytal a présenté aux hôpitaux les gains potentiels qu’apporterait une politique active de récupération des consentements, les directions se sont peu à peu laissé convaincre. D’autant que la carte-cadeau (15 à 30 euros) à valoir sur la conciergerie que la société propose d’offrir pour chaque signature rend l’établissement attractif.
Evidemment, tout cela a un coût – l’hôpital paie un abonnement mensuel, et 2 à 4 euros par nuitée facturable – mais l’établissement s’y retrouve en facturant davantage les chambres seules. C’est en somme ce qu’a expliqué la direction de l’AP-HP (les hôpitaux parisiens) lorsque le sujet est revenu en commission médicale d’établissement (CME), au début de l’été.
Voilà quelque temps que les représentants des praticiens s’interrogent sur le coût de cette conciergerie testée dans une dizaine d’établissements. Selon les informations du Monde, les hôpitaux de l’Est parisien (Rothschild, Tenon, Trousseau, Saint-Antoine) versent 756 000 euros par an à Happytal mais, depuis trois ans, cela rapporte 2 millions d’euros, leur a t-il été répondu, le 9 juillet. Dans le nord, à Bichat et Beaujon, situé à Clichy, l’abonnement annuel coûterait 483 000 euros, mais en moins de cinq mois le contrat aurait rapporté 243 000 euros.
« Il y a des personnes vulnérables qui ne se rendent pas compte de ce qu’on leur vend » Anne Gervais, hépatologue à Bichat
« Certes », rétorque Anne Gervais, hépatologue à Bichat et vice-présidente de la CME, mais « ces pratiques posent des questions éthiques ». Les patients peuvent être démarchés dans leur chambre. L’AP-HP et Happytal assurent que tout est cadré – seulement avec l’accord des soignants, et pas dans les services lourds –, « mais le procédé n’est pas clair, insiste la clinicienne. Il y a des personnes vulnérables qui ne se rendent pas compte de ce qu’on leur vend ». « Et il y a ce risque de traiter différemment un patient selon ce que sa mutuelle prend, ou non, en charge. » D’ailleurs, les adhérents d’une complémentaire santé reçoivent la carte-cadeau, les autres, rien. Le danger que les chambres seules reviennent prioritairement aux signataires n’est pas nul. « Et je ne parle pas du nouveau degré de privatisation », ajoute-t-elle.
« Facturation abusive »
La première critique, le démarchage des patients, Julie E. en a récemment fait les frais. Le soir du 1er juin, elle accouchait de sa deuxième fille, au CHR d’Orléans. Dans la nuit, elle est installée en chambre seule « sans avoir rien demandé », et lundi 3 juin elle reçoit la visite d’une dame. « Elle me présente Happytal. Je pense qu’il s’agit d’un service de l’hôpital. Elle me demande si ma mutuelle prend la chambre en charge, j’appelle ; je crois comprendre que oui. La dame me fait signer un papier en assurant que je n’aurai rien à payer », raconte la patiente.
Début juillet, la jeune mère reçoit une facture de 200 euros (quatre nuits) que sa mutuelle refuse de rembourser. « Elle ne rembourse qu’à partir du 6e jour. »Depuis, elle dénonce « une facturation abusive » et les conditions du recueil de sa signature : « Je viens d’accoucher, je dors peu et mal, ma cicatrice est douloureuse, je ne suis donc pas en état de réfléchir correctement, écrit-elle à la direction de l’hôpital, le 11 juillet. De plus, les visites étant interdites le matin, pourquoi est-elle autorisée à venir me voir ? »
« On allait dans les salles d’attente, aux admissions. On était informés des entrants, et on allait les démarcher dans leur chambre » une ancienne salariée d’Happytal
Les concierges sont-ils intéressés au nombre de consentements recueillis ? Happytal n’a pas répondu aux questions du Monde, mais une ancienne salariée décrit ce travail qui consistait « à inciter fortement les patients à signer. On allait dans les salles d’attente, aux admissions. On était informés des entrants, et on allait les démarcher dans leur chambre. On disait venir pour le suivi administratif. Si la mutuelle prenait en charge, la personne signait, recevait sa carte-cadeau, puis trois semaines plus tard, elle recevait la facture ». Lucie Corneat, infirmière en pneumologie à Orléans, raconte aussi des personnes qui « nous interrompaient dans le couloir pour demander le numéro de chambre d’unetelle ou d’untel dont ils avaient été informés de l’arrivée. Maintenant, ils arrivent carrément avec une liste. »
« Un pansement sur une jambe de bois »
Les conséquences de tout cela ne sont pas neutres. Les complémentaires santé ont enregistré une hausse des remboursements de chambres seules, mais notent aussi une augmentation du prix de la nuitée. Happytal le suggère, d’ailleurs, aux directions. La carte-cadeau « incluse dans le tarif de la chambre particulière aide à mieux justifier le tarif de la chambre particulière », indique un document de négociation dont le Monde a pris connaissance. Sauf qu’en bout de chaîne, c’est le reste à charge des patients qui augmente. Et si la carte n’est pas utilisée, le prix de la chambre ne diminue pas pour autant.
Jean Carré, qui a suivi le dossier pour SUD, à Orléans, déplore que « la crise financière des hôpitaux pousse à opter pour ce type de solution. On vit sur la bête malade ». « Ces sociétés surfent sur une mission que l’hôpital ne remplit plus, abonde un interne, à Brest (Finistère). On n’investit plus dans les repas alors que la guérison des plus fragiles passe aussi par la nutrition. » Quant aux offres destinées aux soignants : « Réceptionner mes colis, aller nourrir mon chat ? Mais je n’ai pas besoin d’une nounou ! Je veux juste travailler moins de 60 heures par semaine. Tout cela est un pansement sur une jambe de bois. »
Les directeurs d’hôpital sont partagés sur le sujet. Dans le nord de l’Essonne, Cédric Lussiez, qui a hérité, à Orsay et Longjumeau, du contrat de son prédécesseur, interroge toutefois le fait qu’une « société fasse des marges sur de l’argent qui revient aux hôpitaux. Des agents pourraient faire ce même travail ».
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