Femmes artistes oubliées (1/6). Née en 1873, la première réalisatrice de l’histoire du cinéma, qui a travaillé, entre autres, aux côtés des frères Lumière et de Léon Gaumont, a vu son œuvre réduite à néant.
Et si Méliès était une femme ? Oui, une femme ! Cette femme a bel et bien existé. Elle s’appelait Alice Guy. Elle aurait réalisé près de mille films, dont beaucoup semblent perdus à jamais. Et puis elle a complètement disparu. Les frères Lumière, Murnau, Griffith : pas une cinémathèque ne néglige ses acolytes masculins. Comment une telle œuvre a-t-elle pu être ainsi réduite à néant ? Archives incomplètes, films non crédités ou attribués à ses assistants, paresse misogyne des historiens du cinéma… Celle à qui Eisenstein et Hitchcock ont adressé leurs sincères compliments a disparu des radars. Aujourd’hui encore, on ne trouve pas deux experts qui soient d’accord sur sa filmographie, au catalogue très incomplet. Sans le travail de mémoire de sa petite-fille, Marquise Lepage, qui lui consacre un documentaire en 1995, Le Jardin oublié, et le film tout récent (2018) de Pamela B. Green, Be Natural : The Untold Story of Alice Guy-Blaché (toujours pas diffusé en France), l’oubli aurait définitivement remporté la victoire.
Et pourtant, quel destin ! Alice Guy est née vingt-deux ans avant le cinéma, en 1873, à Saint-Mandé, près de Paris. Elle grandit entre la Suisse et le Chili, où s’est installé son père libraire. Quand la famille, ruinée, revient en France, elle s’initie à la technique toute nouvelle de la sténodactylographie, sur les conseils de son premier amoureux, âgé de 75 ans. A 21 ans, elle débarque au Comptoir général de la photographie, où l’ingénieur Léon Gaumont l’embauche comme secrétaire. C’est à son côté que l’ardente brune assiste, en mars 1895, à la première projection des frères Lumière. « Nous avons vu sortir les ouvriers des ateliers, et nous sommes revenus enthousiasmés », confiera-t-elle soixante ans plus tard. Tous deux comprennent qu’ils assistent à l’avènement d’une révolution. Gaumont se lance dans l’aventure. Elle lui propose aussitôt de créer de petits films. « C’est un métier pour jeunes filles, vous pouvez essayer, à condition que votre courrier n’en souffre pas », acquiesce le futur magnat du cinéma.
Cinéma d’auteure
Les premiers films qui se tournent, Méliès excepté, consistent alors le plus souvent en de simples scènes de rue. « Moi qui avais beaucoup lu, et fait un peu de théâtre amateur, il me semblait que l’on pouvait faire mieux », pense-t-elle. Dès 1896, elle réalise La Fée aux choux, « l’histoire de deux amoureux qui voulaient avoir des enfants ». Choux en carton, poupons en bois, 80 copies sont vendues de cette poétique minute ! Léon Gaumont la nomme alors responsable de toute la production cinématographique de la maison (tout en la gardant comme secrétaire). Le métier de cinéaste n’existe pas encore. Elle est de ceux qui l’inventent. Pour la première fois au monde, des films sont écrits, réalisés et produits par une femme. Soixante-dix ans avant la Nouvelle Vague, du cinéma d’auteure. Les ingénieurs Gaumont perfectionnent la couleur, le son, elle transcende la technique. Dès 1902, elle utilise le chronophone Demenÿ, qui enregistre la voix sur un cylindre. De son alliance avec les images animées, naît la « Phono-scène », ancêtre du cinéma parlant. Entre 1900 et 1907, elle produit pas moins d’une centaine de courts-métrages, drames, comédies ou westerns, mais surtout saynètes musicales, auxquelles participent des chansonniers célèbres comme Mayol.
Scénarios, casting, lumières, costumes, prises de vue, colorisation des images : Alice Guy est sur tous les fronts. « On m’a laissée me débrouiller seule dans les difficultés des débuts, défricher, mais l’affaire devenant intéressante, et sans doute lucrative, on m’en discuta âprement la direction », se souviendra-t-elle. Elle se bat pour garder sa place. Actionnaire de l’entreprise, Gustave Eiffel la défend bec et ongles. Inventant le métier de directeur de production, elle supervise tous les tournages maison, établit le style Gaumont, caractérisé notamment par les tournages en décors naturels, et forme d’autres pionniers, à commencer par Louis Feuillade, futur auteur des Fantômas. En 1906, elle réalise son chef-d’œuvre : La Vie du Christ, film de 35 minutes, durée exceptionnelle pour l’époque. Vingt-cinq décors, des centaines de figurants, sa passion fait forte impression. Mais l’histoire du cinéma en attribue la paternité à son assistant. Sort que subiront, hélas, nombre de ses œuvres.
Alice Guy-Blaché, cinéaste : « Soyez naturel, c’est tout ce que je demandais à mes acteurs. » Pas évident pour les comédiens de ce temps-là
« Ma grand-mère, que tout le monde appelait mademoiselle Alice, n’avait eu pendant toutes ces années que le cinématographe pour fiancé, quand elle rencontre à 33 ans le directeur de l’agence Gaumont à Berlin, Herbert Blaché-Bolton », raconte sa petite-fille dans le documentaire qu’elle lui a consacré. Alice Guy tombe sous le charme, même si, elle l’avoue, elle n’a pas très envie d’épouser un Anglais et de quitter la France. Gaumont accélère les choses, en les envoyant tous deux à New York, pour représenter le parlant et défendre l’invention du chronophone. A l’époque, pas de projection outre-Atlantique. Seuls existent les Kinetoscope Parlors, sorte de boîtes en bois dotées d’un œilleton, où les films tournent en boucle. Le succès du couple est fulgurant. Deux ans après la naissance de son premier enfant, Alice fonde son propre studio, Solax, implanté à Fort Lee (New Jersey). Ses premiers films font florès. Avant Mack Sennett et Buster Keaton, elle réalise des comédies « slapsticks », genre d’humour basé sur une violence exagérée. Elle devient la seule femme du pays à gagner plus de 25 000 dollars par an. Elle agrandit sa famille, et son studio, qui devient en 1912 le plus grand des Etats-Unis.
Cascades périlleuses, apparitions d’animaux sauvages, tournage en lumière naturelle, il n’est aucun défi qu’elle semble ne pouvoir relever. Quand elle veut faire sauter un bateau, elle n’utilise pas de maquettes comme ses acolytes, mais un vrai vaisseau. Son mari fut d’ailleurs gravement blessé lors d’une de ces « explosions de cinéma » pas du tout factices. « Soyez naturel, c’est tout ce que je demandais à mes acteurs », raconte-t-elle. Pas évident pour les comédiens de ce temps-là, davantage portés sur la pantomime et la grimace caricaturale.
Une situation infiniment précaire
Elle bouleverse ainsi l’art dramatique, participant à sa manière à la naissance du star-system. C’est notamment elle qui révèle Olga Petrova, réputée pour ses rôles de femmes fortes, en la faisant tourner dans The Tigress (1914), et trois autres films : célébrissime dans les années 1920, l’actrice, elle aussi tombée dans les oubliettes, était-elle sa sœur en féminisme ? Difficile de qualifier ainsi Alice Guy, marquée à vie par son éducation victorienne. Mais le fait est que celle qui fut, pendant dix-sept ans, la seule femme cinéaste au monde, était farouchement favorable au droit de vote de ses sœurs. « J’ai longtemps été étonnée que les femmes ne saisissent pas davantage l’éventail de possibilités merveilleuses que leur offrait le monde du cinéma pour devenir riches et célèbres en tant que productrices », regrette-t-elle en 1914 dans la revue Moving Picture World.Son opus Les Résultats du féminisme (1906) ne laisse pas plus de doutes sur ses convictions profondes : tous les rôles y sont inversés, les hommes changeant bébé, poussant des landaus, tricotant et cousant. En 1912, elle met également en scène ce qui est sans doute le premier film dont tous les acteurs sont afro-américains, A Fool and His Money.
« A Hollywood, elle perd son mari, le cinéma, et beaucoup d’illusions » Marquise Lepage, petite-fille d’Alice Guy-Blaché
Une autre de ses créations, The Lure(1914), évocation de la traite des Blanches, bat alors tous les records au box-office. Manque de chance : son époux l’a vendu pour une bouchée de pain, convaincu par le distributeur qu’il ne valait rien. Elle n’a pas le temps de lui en vouloir : saisi par le démon de midi, le metteur en scène la quitte bientôt pour sa principale interprète, qu’il embarque à Los Angeles pour participer à la naissance d’un Hollywood encore balbutiant. Pas question pour elle d’abandonner pour autant. Elle le rejoint en Californie, comme assistante. Elle parvient à réaliser quelques longs-métrages, essentiellement des drames passionnels. Mais sa situation est infiniment précaire. Fragilisée par le désamour, bouleversée par l’incendie de ses studios Solax, elle se voit contrainte de vendre à l’encan l’entreprise, à un prix dérisoire. « A Hollywood, elle perd son mari, le cinéma, et beaucoup d’illusions », résume sa petite-fille.
Découragée et ruinée, elle se résout à retourner en France, avec ses deux enfants. Installée chez sa sœur à Nice, elle tente de renouer avec le milieu du cinéma. En vain : son nom est oublié. Elle a 49 ans ; partout, les portes lui sont fermées. Elle écrit des contes pour enfants, quelques articles, qu’elle signe Antoine Guy, et multiplie les démarches pour se réapproprier ses films. La plupart sont non signés, dépourvus de générique ou de copyrights : elle n’en retrouve quasiment aucun. Toutes les histoires du cinéma omettent de la mentionner. Même Léon Gaumont efface son souvenir de ses Mémoires, publiés en 1943. Elle écrit alors son autobiographie : aucun éditeur n’en veut (il faudra attendre 1976 pour que Denoël publie Autobiographie d’une pionnière du cinéma). A sa mort en mars 1968, elle a 94 ans, et n’a pu revoir aucun de ses films. Elle-même a alors tout oublié, jusqu’à son propre nom.
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