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samedi 17 août 2019

L’administration se convertit aux sciences comportementales

Comment concevoir des politiques qui tiennent compte de la réaction des citoyens à qui elles vont s’appliquer ?
Par   Publié le 09 août 2019
En 1897, lorsque Paul Doumer prend son poste de gouverneur général de l’Indochine française, à Hanoï, il décide de faire construire des égouts. Las, les rats commencent à proliférer et des cas de peste apparaissent. Celui qui deviendra président de la République en 1931, ne s’avouant pas vaincu, propose une prime à ceux qui chasseront l’animal. Il suffira de rapporter la queue du rat pour l’obtenir. C’est alors que l’on vit, à Hanoï, courir des rats sans queue et que l’on découvrit que certains habitants s’étaient lancés dans l’élevage de rongeurs ...
Pour Stéphan Giraud, chef de projet à la direction interministérielle à la transformation publique (DITP), « c’est l’exemple typique de la politique publique lancée sans comprendre le terrain… » La spécialité de M. Giraud, ce sont les sciences comportementales. Ou comment concevoir des politiques qui tiennent compte de la manière dont réagissent les citoyens à qui elles vont s’appliquer.
Le gouvernement s’apprête à lancer à la rentrée de nouveaux chantiers dans le cadre de ce programme débuté en 2013, et amplifié par un Emmanuel Macron très allant sur la réforme de l’Etat. Sept politiques publiques sont ainsi passées au crible des sciences comportementales par la DITP, sous la tutelle de Matignon et de Bercy : comment inciter les Français à consommer moins d’antibiotiques ? Comment prévenir le manque de sommeil chez les enfants de CP ? Comment favoriser l’adoption de modes de chauffage écoresponsables ?, etc. Cinq autres chantiers seront lancés dans les prochaines semaines, notamment sur la question du non-recours aux aides énergétiques ou sur celle de l’addiction des enfants aux écrans.

« Pousser à choisir l’option que l’on juge préférable »

Ces initiatives n’en sont qu’à un stade balbutiant. Dans ce domaine, la France n’est pas en avance. Cela fait une vingtaine d’années que le mouvement, parti du Royaume-Uni de Tony Blair, se répand dans le monde entier comme un feu de prairie. Barack Obama avait même créé une « nudge unit » à la Maison Blanche. En français, on dirait « coup de pouce » ou « incitation douce ». Les sciences comportementales cherchent à comprendre le fonctionnement des individus ; le nudge est une technique qui vise à modifier leur comportement, à « pousser les gens à choisir l’option que l’on juge préférable », explique Olivier Desrichard, professeur de psychologie à l’université de Genève. Le nudge est la partie immergée de l’iceberg. « On ne parle que de ça parce que c’est sexy, poursuit le chercheur. Mais ce n’est qu’une technique parmi d’autres découlant des sciences comportementales, qui préexistent. »
Les exemples abondent, illustre M. Desrichard. Certains sont célèbres : l’aéroport Schipol d’Amsterdam colle des images de mouches dans les urinoirs pour inciter les utilisateurs à viser juste et réduire les coûts d’entretien. La ville de Chicago a modifié le marquage au sol à l’approche des virages pour donner l’impression d’une plus grande vitesse aux automobilistes. Résultat : le nombre d’accidents a baissé de 36 % quand prévention et répression classiques avaient échoué, rappelle le délégué interministériel à la transformation publique, Thomas Cazenave.
« Cette démarche suppose de s’autoriser nombre d’audaces parmi lesquelles celles de départir définitivement l’Etat de ses réflexes coutumiers : produire de la norme ou agir par la taxation ou l’incitation financière », indique M. Cazenave qui voit dans cette approche « une leçon d’humilité : le surhomme cartésien, capable de maîtriser spontanément la gamme foisonnante des réglementations et des procédures n’existe pas ». Pas de contrainte, d’incitation ou de sanction financières : tels sont les principes du nudge. Le bâton ne serait pas toujours la meilleure arme des gouvernements pour parvenir à leurs fins. L’exemple de la Prohibition, dans l’Amérique des années 1920, le montrerait : au lieu de bannir l’alcool, cette politique entraîna contrefaçons et problèmes sanitaires, corruption et criminalité.

« La trace des débuts chaotiques de l’espèce »

L’incitation douce est préférable, développe Pierre Chandon, directeur du Centre multidisciplinaire des sciences comportementales Sorbonne Université-Insead. Pour changer le comportement des individus, il faut agir sur le comportement lui-même, sans que les intéressés s’en rendent forcément compte. Celui-ci, contrairement à ce que l’on pourrait penser, n’est en effet pas toujours rationnel. « Le cerveau humain a conservé la trace, dans son fonctionnement, des débuts chaotiques de l’espèce, il y a des millions d’années », rappelle Stéphan Giraud. La nécessité de survivre dans un milieu hostile et d’assurer la pérennité de l’espèce a entraîné le développement de facultés qui ont durablement marqué le comportement et les réflexes de l’homme.
Cependant, relativise M. Desrichard, ces arguments qui relèvent de la théorie de l’évolution ne sont peut-être pas « très utiles » parce qu’ils font référence à un héritage si ancré qu’il est « très difficile à modifier ». Les sciences comportementales, en revanche, « mettent en évidence des déterminants que l’on peut modifier ».
L’attachement à la norme sociale peut ainsi être un levier. L’humain a naturellement tendance à s’inspirer de ce que disent ou font ses congénères pour prendre ses décisions. En 2014, Bercy a par exemple beaucoup mis en avant la satisfaction des contribuables qui déclaraient leurs revenus en ligne pour inciter ceux qui ne le faisaient pas encore à s’y mettre. Un distributeur d’énergie californien a systématiquement informé ses clients de leur consommation en la comparant avec celle de leurs voisins. Résultat : des économies d’électricité aussi importantes que si le prix avait été majoré de 11 % à 20 %.
L’environnement est un autre levier. Le fait de placer des fruits, si possible prédécoupés, dans des rayons plus accessibles et plus visibles que ceux où l’on place la pâtisserie industrielle incitera les lycéens d’une cantine à manger davantage les premiers que la seconde. Favoriser le choix le plus simple est aussi une manière d’agir sur la décision. De même, si les verres sont hauts et étroits, la consommation de jus de fruit augmente.

Recette miracle, le nudge ?

Les entreprises ne s’y sont pas trompées. « Elles pratiquent le nudge, par exemple, lorsqu’il s’agit d’inciter à cocher une clause sans la lire, explique le professeur Desrichard. Mais, d’une manière générale, les entreprises utilisent les sciences comportementales depuis bien plus longtemps. Les cigarettiers sont, par exemple, bien meilleurs que les gouvernements pour parler du tabac. » Si, pendant soixante ans, rappelle M. Chandon, Coca-Cola a conservé une taille standard (la « norme ») de 19 centilitres pour ses bouteilles, le groupe a fini par se rendre compte qu’en la portant à 50 centilitres, il augmentait sa rentabilité.
Recette miracle, le nudge ? Quoi qu’il en soit, le gouvernement y voit « un outil prometteur en matière de politique publique », une « œuvre de salubrité publique touchant aussi bien à la solidité du pacte républicain qu’à la qualité de vie de nos concitoyens »« Il y a une vraie efficacité. Sur le court terme, en tout cas », abonde M. Chandon. M. Desrichard est plus mesuré. S’il soutient l’utilisation croissante des sciences comportementales, il considère que le nudge, certes « une technique intéressante », n’a cependant « pas encore fait ses preuves quant à son efficacité sur le long terme et à grande échelle. Le risque serait d’appliquer des recettes toutes faites alors qu’elles ne sont pas forcément les meilleures solutions à un moment donné et dans une circonstance donnée ».
Le gouvernement français est bien conscient des limites de l’exercice. « La mise au point de solutions nécessite un ajustement fin qui suit une démarche scientifique d’expérimentation, indique la DITP. Chaque solution est testée et son impact évalué. A terme, cette approche permet de déployer des solutions fondées sur les preuves. »
Reste une question : comment réagiront les citoyens qui prendront peu à peu conscience de devenir des « individus nudgés », objet de ce que les Anglo-Saxons appellent « le paternalisme libertaire » ? « Bien sûr, c’est un risque que l’on rencontre dès que l’on veut promouvoir du changement, assure M. Desrichard. C’est quelque chose que l’on connaît et que l’on sait gérer. » L’individu, prévient-il, doit toujours conserver le choix de ne pas faire ce que le gouvernement privilégie. Dans un contexte de suspicion généralisée à l’égard du politique, de complotisme galopant, « ces techniques peuvent inquiéter, reconnaît Stéphan Giraud. Mais on ne veut pas faire le bonheur des gens malgré eux. Il faut donc que la démarche soit parfaitement partagée, transparente ».

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