La règle du participe passé avec le verbe avoir ne sert qu’à distinguer celles et ceux qui la maîtrisent, estime la linguiste Eliane Viennot, dans une tribune au « Monde ».
Publié le 04 septembre 2018
Tribune. Partisane active de l’abandon de la règle qui veut que « le masculin l’emporte sur le féminin », inventée au XVIIe siècle, et que nombre de lettrés ont continué d’ignorer jusqu’à la fin du XIXe siècle, j’évoque immanquablement dans mes conférences et dans mes livres la règle d’accord des participes passés employés avec le verbe « avoir ». Car si les deux sujets sont différents, en ce que cette règle-là traite égalitairement les deux genres, ils ont plusieurs traits en commun.
Le premier est leur introduction récente dans la langue française. Celle de l’accord avec l’objet situé avant l’auxiliaire « avoir » est un peu plus ancienne que l’autre : elle a été théorisée par Clément Marot au XVIe siècle, à son retour d’Italie où il l’avait entendue fonctionner. En italien, en effet, ces accords s’entendent.
Une preuve de chic
En français, ils ne s’entendent plus depuis belle lurette, sauf dans les verbes du 3egroupe – et encore, pas tous (je l’ai pris/prise, il l’a teint/teinte, mais : on ne l’a pas vu/vue). D’où la fantaisie qui prévaut sous la plume des poètes et poétesses de la Renaissance, qui parfois accordent le participe avec son objet (où qu’il soit), parfois avec son sujet, parfois pas.
Ceux que l’idée a emballé (adieu « emballés » !) n’étaient alors qu’une infime minorité, perdus dans l’infime minorité des lettrés de l’époque. Ils n’ont pas cherché à convaincre leur milieu – Marot lui-même n’a écrit qu’un poème sur le sujet ! –, et ils n’imaginaient pas qu’un jour cette preuve de chic serait enseignée à 275 millions de francophones !
Le second point commun est le rôle joué dans ces affaires par l’Académie française (créée par Richelieu en 1635), qui n’a cessé de travailler à renforcer le poids des hommes de lettres. Théorisant que « le genre masculin, étant le plus noble, doit prédominer toutes les fois que le masculin et le féminin se trouvent ensemble » (Vaugelas, 1647), ses membres ont systématiquement masculinisé la langue, mais ils l’ont aussi complexifiée à plaisir.
Ils ont par exemple coupé court à toute simplification de l’orthographe, pour laquelle militaient pourtant nombre d’intellectuels et d’imprimeurs, afin qu’un petit gratin puisse continuer à se « distinguer des ignorants et des simples femmes » (dixit Eudes de Mézeray, chargé de la confection du dictionnaire de l’Académie dans les années 1660).
Un enjeu démocratique
C’est au cours du XVIIIe siècle que la règle d’accord avec « avoir » a été peaufinée et étendue aux verbes pronominaux (qui pourtant se conjuguent avec « être »), jusqu’au point de complication que nous lui connaissons aujourd’hui – ou que nous avons renoncé depuis longtemps à connaître.
Le troisième point commun est l’enjeu démocratique qui est derrière les deux affaires. Si la règle du masculin qui l’emporte se comprend en un quart de tour – il n’est qu’à voir, pour le constater, les yeux des petits garçons et des petites filles quand on la leur enseigne –, elle est dévastatrice par le message social et politique qu’elle transmet ; alors qu’elle est inutile pour la maîtrise du français, qui possède – depuis l’origine – d’autres alternatives simples (dont j’use ici, combinées à l’ordre alphabétique).
La règle du participe avec « avoir », elle, est incompréhensible. Elle ne relève ni d’automatismes qu’il suffirait de faire constater aux élèves (comme l’accord avec l’auxiliaire « être »), ni d’opérations logiques utiles à comprendre, et donc à apprendre (comme la multiplication ou la division). Mais elle est tout aussi dévastatrice.
Elle enseigne à la plupart des enfants qu’elles ou ils « sont nuls », que « c’est trop compliqué », pas fait pour eux. Elle participe de cette « insécurité linguistique » que les spécialistes identifient chez les francophones depuis que l’école est obligatoire, et qui détourne de plus en plus d’étrangères et d’étrangers de choisir le français comme « langue seconde ».
Grands auteurs et grandes autrices
En revanche, elle donne à celles et ceux qui ont réussi à assimiler ces règles l’impression d’être supérieurs à celles et ceux qui n’y sont pas parvenus. Au même titre que les bizarreries orthographiques (pourquoi « charrette » et « chariot » ? « persifler » et « siffler » ?), elle sert avant tout à distinguer. C’est bien ce que cherchaient les académiciens sous Louis XIV. Est-ce vraiment ce que nous voulons toujours ?
J’ajouterai, comme ancienne professeuse de français en collège (je dis bien « professeuse », comme « coiffeuse » et « serveuse » – foin du chic « professeure » !), que le temps perdu à enseigner ces règles est phénoménal, pour un gain à peu près nul. Toute une classe peut y arriver si on y revient toutes les semaines, mais après quinze jours de vacances il faut recommencer. Et le temps engouffré dans ces apprentissages de règles illogiques pourrait avantageusement être investi dans la lecture de textes, l’enrichissement du vocabulaire, l’analyse logique, la compréhension des énoncés complexes. Dans un peu d’histoire de la langue, aussi.
Faut-il brûler l’accord du participe passé ?
Faut-il renvoyer aux oubliettes la fameuse règle de l’accord du participe passé avec le verbe avoir, sur laquelle peinent des générations d’élèves ? Anciens professeurs de français, les Belges Arnaud Hoedt et Jérôme Pitron, se réclamant du soutien des instances linguistiques de la fédération Wallonie-Bruxelles, ont lancé un appel en ce sens (www.participepasse.info).
Ils proposent l’invariabilité du participe avec avoir. Comme toujours dès lors que l’on touche à la langue française, la controverse s’enflamme entre adversaires et défenseurs de la grammaire traditionnelle.
- Romain Vignest : « Renoncer à maîtriser la langue, c’est renoncer à penser ». Le professeur de lettres classiques au collège André-Citroën, à Paris et président de l’Association des professeurs de lettres explique que l’accord du participe passé en français est on ne peut plus logique pour quiconque est de bonne foi et doué de raison.
- Eliane Viennot : « Pour l’abandon d’une règle incompréhensible et dévastatrice ». Pour la linguiste, historienne française, professeuse émérite de littérature française de la Renaissance à l’université Jean-Monnet-Saint-Etienne, la règle du participe passé avec le verbe avoir est incompréhensible, elle ne sert qu’à distinguer celles et ceux qui la maîtrisent et le temps perdu à l’enseigner est phénoménal, pour un gain à peu près nul.
- « Nous n’avons pas le temps nécessaire pour enseigner la grammaire ». Sans être hostile à la proposition des Belges Arnaud Hoedt et Jérôme Pitron concernant la simplification de la règle sur l’accord du participe passé avec l’auxiliaire avoir, Fanny Capel, présidente de Sauver les lettres, pense que celle-ci est hors sujet, car il faudrait déjà que les élèves comprennent vraiment ce qu’est un participe passé.
A lire sur le sujet :
- La Belgique va-t-elle simplifier l’accord du participe passé ? En Wallonie, deux professeurs de français proposent, dans une tribune publiée par « Libération », de rendre le participe passé invariable avec l’auxiliaire avoir.
- Le participe, bientôt un accord du passé ?, par Muriel Gilbert. La règle de l’accord du participe passé, bête noire orthographique des Français, semble faire l’unanimité contre elle, pourtant elle est toujours là. Jusqu’à quand ?
- Bernard Cerquiglini : « Le rapport à la langue, en France, est de l’ordre du sacré ». Propos recueillis par Francis Marmande. La langue française n’a jamais cessé d’évoluer, rappelle le linguiste, membre du comité d’experts chargé de préparer, en 1990, la réforme de l’orthographe (« Le Monde Idées » du 8 mars 2016).
Montrer aux élèves comment écrivaient vraiment « nos grands auteurs » – sans oublier nos grandes autrices – les ravit généralement. Cela les décomplexe. Cela les intéresse. Mais cela devrait aussi être l’occasion de leur apprendre à quoi servent les règles. Si elles ont du sens, elles ne souffrent pas d’exceptions. L’école française, elle, enseigne non seulement que les filles ont moins de valeur que les garçons, mais qu’il y a autant d’exceptions que de règles. Est-ce vraiment cela que nous voulons ?
Eliane Viennot est l’autrice de « Le Langage inclusif : Pourquoi, comment », Donnemarie, éd. iXe, 2018 https ://www.editions-ixe.fr/content/langage-inclusif-pourquoi-comment
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