« Nous nous sommes téléphoné-s- ? » : la bonne santé des stages d’orthographe

Alors qu’on écrit de plus en plus au bureau, les formations « anti-fautes » sont en plein essor. Elles répondent à un tabou.

Par Marine Miller Publié le 6 avril 2019

De plus en plus de stages d’orthographe sont proposés par des organismes de formation et financés par les entreprises pour leurs employés. JENS MAGNUSSON / IKON IMAGES / PHOTONONSTOP

C’est un collègue qui lui a soufflé : « Fais attention à l’orthographe, la direction est à cheval sur ça, même de la part des informaticiens. » Yacine, 22 ans, a été recruté dans une administration publique comme assistant logistique. Il écrit désormais de plus de en plus de courriels, « au moins vingt par jour », et bute fréquemment sur les accords des participes passés et sur la conjugaison. « Je voyais les petits points qui soulignaient les mots que j’orthographiais mal. Je m’appliquais, mais sans succès. J’ai même pensé à me payer un cours du soir pour progresser. »

C’est que, depuis son BTS de commerce en alternance, plus habitué à l’oral ou aux textos écrits en abrégé, Yacine a perdu l’habitude d’écrire. Ses collègues lui ont donc conseillé de faire une demande de formation pour être plus « en adéquation » avec la culture de l’entreprise. Il a sollicité les ressources humaines, qui lui ont proposé une remise à niveau en orthographe, un stage financé par l’entreprise.

« Nous nous sommes téléphoné, elles se sont baissées, nous nous sommes souri, ils se sont reconnus »...

Comme Yacine, deux autres salariées suivent cette après-midi de mars une formation destinée à les « réconcilier » avec l’orthographe. Dans une salle blanche et impersonnelle de la Grande Arche, à la Défense (Hauts-de-Seine), Yacine, Jessica et Amelle enchaînent les exercices d’accord du participe passé. « Nous nous sommes téléphoné, elles se sont baissées, nous nous sommes souri, ils se sont reconnus », des phrases ordinaires mais d’une difficulté réelle, et qu’ils doivent accorder correctement à un rythme soutenu.

Lorsque l’un d’eux fait une erreur, le formateur le rassure : « A ceux qui se sont moqués de vous quand vous leur avez parlé de ce stage, demandez comment ils écrivent “Nous nous sommes téléphoné”, et voyez les réponses. Il n’y a rien de plus dur en français », s’amuse Bernard Fripiat, un Belge rieur, écrivain, coach en entreprise, acteur de théâtre, l’antimodèle du grammairien académique.

Il a mis au point depuis une vingtaine d’années une méthode ludique pour se réconcilier avec l’orthographe, et anime des stages de remise à niveau pour le compte de l’organisme de formation Demos. Selon lui, « la demande est en pleine croissance ».

L’ère de l’écrit

Dans les entreprises, on n’a jamais autant rédigé : courriels, présentations, documents partagés, communication sur les réseaux sociaux… « Contrairement aux idées reçues, non seulement les écrits augmentent, mais le nombre de personnes qui écrivent augmente aussi », confirme Christelle Martin Lacroux, maîtresse de conférences en sciences de gestion à l’université Grenoble-Alpes et auteure d’une thèse sur l’influence de l’orthographe sur la recherche d’emploi.

Cette enseignante a étudié le comportement des recruteurs devant un CV et une lettre de motivation comprenant des fautes : elle en a conclu qu’elles sont préjudiciables à l’embauche. « Les recruteurs y voient un manque de sérieux, de professionnalisme, et une absence de maîtrise des codes sociaux nécessaires pour intégrer une organisation. »

Si le volume des écrits augmente, le niveau en orthographe des élèves, lui, a tendance à fléchir, comme le rappelle une note d’information du ministère de l’éducation publiée en novembre 2016. « Les performances en orthographe des élèves de CM2 mesurées en 1987, en 2007, puis en 2015 montrent que les résultats baissent. C’est l’orthographe grammaticale (règles d’accord entre le sujet et le verbe, accord dans le groupe nominal et accord du participe passé) qui demeure la source principale de difficultés pour les écoliers français », résumait cette étude.

Ecrire avec des fautes est toujours perçu comme honteux, et c’est même un tabou pour certains salariés

Pas étonnant dès lors que les adultes éprouvent des difficultés lorsqu’ils intègrent le monde du travail. D’autant que « l’école, c’est loin », reconnaît Amelle, 41 ans, salariée d’une entreprise publique de santé. Cette titulaire d’un bac pro de comptabilité et gestion estime que la moitié de son temps de travail est consacrée à l’écriture. Du temps, justement, elle en perdait trop sur Google à vérifier que les formulations étaient correctes. C’est sa supérieure qui lui a suggéré de s’inscrire à cette formation.

Jessica, 34 ans, bac professionnel en secrétariat et BTS en immobilier, évoque, intimidée, son manque de confiance en elle à cause de l’orthographe : « Je n’aimais pas le français, et encore moins l’orthographe, à l’école. J’en garde de mauvais souvenirs. »

Ecrire avec des fautes est toujours perçu comme honteux, et c’est même un tabou pour certains salariés. « La France est un pays où l’on peut se vanter d’être nul en mathématiques, mais personne n’assumera publiquement d’être mauvais en orthographe », analyse le coach belge, qui voit là une « exception culturelle ». Avec l’essor des nouvelles technologies, ces stages se sont étendus à des publics de plus en plus divers. « J’ai davantage de cadres, d’universitaires et de dirigeants d’entreprise qu’il y a quinze ans », constate-t-il, un brin goguenard. Un « brin », pas un « brun », et « goguenard », avec un « d », à la fin.