Yves Citton retrace une crise cognitive… vieille comme le capitalisme
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En exploitant notre attention comme une marchandise, le monde numérique nous laisse hébétés. Yves Citton, qui a contribué à introduire en France la notion d’« économie de l’attention », souhaite passer désormais à une écologie de l’attention.
À vous lire, on découvre que la crise de l’attention ne date pas de l’essor des technologies de l’information.
Yves Citton : Oui, déjà à la Renaissance, la profusion de livres suscite des dispositifs nouveaux – sommaire, titres de marge – pour parer à une menace de dispersion. Mais, comme l’a montré Jonathan Crary, dans Suspensions of Perception [MIT Press, 2001, non traduit], la véritable rupture survient avec l’essor du capitalisme industriel, dans les années 1880. D’abord, on travaille à contrôler l’attention du producteur confronté sur la chaîne de montage à des tâches monotones et répétitives. Ensuite apparaissent de nouveaux médias, tels la presse à grand tirage, le cinéma, puis la radio, la télévision, capables de capter l’attention des masses à distance. Et à travers eux, on cherche à contrôler l’attention des consommateurs afin d’écouler la surproduction de marchandises. C’est donc une circularité du contrôle de l’attention qui, dès le début, se met place et qui ne fait que s’accroître avec les innovations successives. Le capitalisme est donc l’histoire d’une crise permanente de l’attention.
“Avec les rankings de Google, un nom, un événement, une vidéo de chaton s’équivalent sur un même marché de l’attention”
N’a-t-on pas connu une aggravation ces dernières années ?
L’idée d’une « économie de l’attention » s’est imposée à nous comme un champ de recherche urgent dans les années 1990, notamment sous l’impulsion du philosophe et architecte allemand Georg Franck. Ce dernier suggère une équivalence rigoureuse entre le rapport des banques à la monnaie et le rapport des mass media à l’attention. TF1 est une banque attentionnelle. Si je passe sur TF1, je vais bénéficier du capital attentionnel que la chaîne a accumulé. Et TF1 ne m’invitera que si elle pense faire un investissement qui lui permettra de continuer à entretenir ce flux de l’attention. Mais, avec la numérisation de l’attention, on passe à un niveau encore supérieur. Les rankings algorithmiques de Google homogénéisent tous nos objets d’attention : un nom propre, un événement, une vidéo de chaton s’équivalent au sein d’un même marché de l’attention. Et c’est ce qui permet aux géants du Net de proposer leurs services gratuitement : en vérité, nous les rémunérons en leur accordant notre attention, devenue une ressource rare, qu’ils revendent ensuite aux annonceurs.
“Il nous faut passer d’une économie à une écologie de l’attention”
D’où un sentiment de dispersion qui nous laisse démunis…
Les parents dont l’enfant est agité savent bien qu’ils devraient passer plus de temps avec lui, mais ils sont mobilisés par les e-mails professionnels qui s’accumulent sur leur smartphone : ils l’emmènent donc chez un médecin qui, puisque lui non plus ne va pas refaire le monde, va prescrire un médicament contre l’hyperactivité afin que ça aille un peu mieux. Il nous faut commencer à penser à un niveau collectif l’assèchement de nos ressources attentionnelles : passer d’une économie à une écologie de l’attention.
Quelles seraient les prescriptions éthiques auxquelles nous engage une telle écologie de l’attention ?
Spinoziste, je considère que je ne suis pas libre de diriger mon attention présente, car elle est toujours déjà conditionnée : par ce que j’ai lu ou vu, ce que j’ai mangé, mes heures de sommeil, le genre de rapport que j’ai avec vous, le bruit qu’il y a dans ce café. Est-ce à dire que nous sommes entièrement déterminés ? Non, car ce que chacun peut faire, c’est de transformer les environnements attentionnels qui conditionneront notre attention demain, ou dans cinq minutes, ou dans dix ans. Au niveau de l’attention collective, en militant par exemple pour des lois limitant la publicité. Au niveau de l’attention conjointe – lorsque nous sommes plusieurs à nous parler, dans une salle de classe ou une réunion politique, par exemple –, en adoptant des attitudes d’écoute et de respect mutuels. Au niveau de l’attention individuelle enfin, en aménageant dans notre quotidien des vacuoles [espaces dédiés] de concentration. Mais aussi en adoptant, pour s’informer, des stratégies de dispersion permettant, par le jeu du hasard et de l’intuition, de trouver ce que l’on ne cherche pas. Et ainsi de se connecter à d’autres points de vue, qui nous amènent à enrichir, élargir, nuancer notre compréhension du monde.
“La dispersion est un mode d’attention fondamental, car intuitif, qui résiste encore à la compréhension des neurosciences”
Car vous proposez aussi de reconnaître les vertus de la dispersion…
Il n’y aurait pas, d’un côté, la « bonne » attention concentrée et, de l’autre, la « mauvaise » dispersion, distraite. Non, l’une est aussi essentielle que l’autre. La dispersion est un mode d’attention fondamental, car intuitif, et dont le fonctionnement résiste encore à la compréhension des neurosciences – bien davantage que la concentration. Les expériences montrent en effet que nous sommes toujours attentifs à beaucoup d’autres choses que ce sur quoi nous portons notre attention. Si, par exemple, alors que je suis « pleinement concentré » à vous parler, quelqu’un derrière mon dos prononce mon nom, je vais le reconnaître. C’est ce que les psychologues appellent « l’effet cocktail party ». Il y a une partie de nos comportements qui s’auto-ajustent en permanence à l’environnement par une attention automatique à 360°. C’était une question de survie, aux temps préhistoriques, quand il fallait repérer un bruit, une variation de température, une trace d’animal, la couleur d’un fruit. Maintenant que nous évoluons dans un environnement médiatique, ce sont moins nos cinq sens qui nous permettent de percevoir les dangers que ces prothèses que sont nos smartphones, nos ordinateurs. Ainsi, porter une attention diffuse, intuitive, dispersée, à 360° sur les différents flux d’information, nous permet d’appréhender les signaux périphériques, inattendus, et d’anticiper sur les changements de situations.
Si l’on s’était un peu « diverti » ces cinquante dernières années de notre monofocalisation sur la croissance économique, peut-être aurions-nous pu être attentifs plus tôt aux dégâts écologiques ou aux problèmes sociaux que crée cette même croissance.
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