Le vocabulaire de la psychiatrie a envahi le langage courant. On accuse facilement nos contemporains de toutes sortes de maux. Qu’en disent les médecins ?
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Pour Constance, cela a commencé il y a six ans, au moment de la diffusion de la série d’espionnage Homeland en France. Alors que la blonde Carrie Mathison enchaînait médicaments, verres de vin blanc et enquêtes pour la CIA à l’écran, cette professeure d’anglais de 29 ans alternait immense tristesse, phases euphoriques, internements à l’hôpital, cabinets de psychiatres et cachets de toutes les couleurs.
« Il y a eu d’un coup une grande mode de la bipolarité », avec des « unes » de magazines, des films sur le sujet, explique la jeune femme. « J’ai commencé à en entendre parler trois fois par semaine. N’importe quelle personne qui souriait, puis ne souriait plus se disait bipolaire. Pendant ce temps-là, j’ai vraiment été diagnostiquée bipolaire. De type 1. Et je peux vous dire que les conversations aux tables de café à entendre gloser des copines sur untel qui est bipolaire ou pas parce qu’il n’a pas répondu à un texto, c’est dur. »
Depuis, Constance va mieux, surveille chacune de ses variations d’humeur, de sommeil ou d’appétit. S’inquiète d’être trop enthousiaste ou pas assez, appréhende ses émotions régulées par le lithium. « La bipolarité, ce n’est pas facile à vivre, raconte-t-elle avec un sourire fatigué. Et puis, le terme est aussi mal utilisé que la maladie est stigmatisée. »
Des « termes galvaudés »
Si l’adjectif « bipolaire » est détourné, d’autres termes à consonance psychiatrique sont, eux, tout simplement inventés – et ils font florès dans le langage courant. « Moi non plus, je ne suis pas très en forme en ce moment. Pas du tout même. Je sors tout juste d’une relation avec un pervers narcissique. Enfin, c’est ça qu’on dit maintenant, les filles, quand on s’est fait larguer », ironise Blanche Gardin, droite derrière son micro à pied, dans son spectacle Il faut que je vous parle. Une référence à l’impressionnante popularité de l’expression « pervers narcissique », un concept qui n’existe pas en psychiatrie. Individuellement, ces deux adjectifs sont bien utilisés par les médecins, mais ensemble ils ne correspondent à aucun trouble précis.
« Derrière ces mots, il y a de vrais malades, de vrais infirmiers, de vrais médecins… » Armelle Oger, journaliste
Bipolaire, pervers narcissique, paranoïaque, schizophrène, déni, refoulement : le vocabulaire spécialisé a quitté les services et les bureaux des praticiens pour infuser la société tout entière, les magazines féminins, les étals des rayons de développement personnel et les émissions de l’après-midi. Ce phénomène de psychologisation du monde a débuté avec l’émission de Françoise Dolto sur France Inter, « Lorsque l’enfant paraît », en 1976. Armelle Oger, journaliste brune et chaleureuse, abonde devant un grand café-crème : « Ces termes sont galvaudés alors qu’ils ont une signification précise, c’est tout un savoir qui est dévalorisé. Les curseurs pathologiques sont brouillés, et c’est embêtant parce que c’est un domaine sérieux : derrière ces mots, il y a de vrais malades, de vrais infirmiers, de vrais médecins… », décrypte l’auteure de Vous devriez voir quelqu’un (L’Artilleur, 272 p., 18 euros), paru en mars.
Mariah Carey, bipolaire ?
Jean-Victor Blanc est psychiatre à l’hôpital Saint-Antoine, à Paris. Il s’est fait connaître en organisant des conférences autour de la culture psy à la Fondation des Etats-Unis, centre culturel de la Cité internationale universitaire. Son idée ? Rendre la psychiatrie ludique et moins anxiogène, en travaillant sur sa représentation dans la pop culture. Kanye West, Mariah Carey et Britney Spears seraient-ils tous bipolaires, comme ils le prétendent ? Les Kardashian font-elles une thérapie familiale télévisée ? Le suicide collectif à la Virgin Suicides, le film de Sofia Coppola, ça existe ? Avec ces interrogations, il fait salle comble.
« “Schizo”, on l’emploie souvent pour dire “ambivalent”. Etymologiquement, oui, schizophrène c’est “l’esprit divisé”, mais, en réalité, c’est un trouble psychotique grave. » Jean-Victor Blanc, psychiatre
Des histoires comme celle de Constance, de sa vraie bipolarité et de la violence symbolique qu’elle subit, Jean-Victor Blanc y est confronté à l’hôpital. « Le patient diagnostiqué bipolaire souffre de ces blagues. C’est une maladie handicapante et très discriminée, en général, il ne peut même pas en parler sous peine de perdre tout ce qu’il a réussi à construire. On fait très attention au mot “cancer”, par exemple, mais pas du tout à ceux relatifs à la psychiatrie », alerte Jean-Victor Blanc. Les glissements de sens se retrouvent dans les discours de ses malades au moment de l’admission. « Les gens vont plus facilement dire qu’ils font un burn-out, ou qu’ils sont victimes d’objectifs professionnels irréalisables, plutôt que d’admettre la réalité de la dépression, plus stigmatisée socialement. »
Selon lui, le mot le plus maltraité dans le langage courant, c’est peut-être « schizophrène » : « “Schizo”, on l’emploie souvent pour dire “ambivalent”. Etymologiquement, oui, schizophrène c’est “l’esprit divisé”, mais, en réalité, c’est un trouble psychotique grave, une pathologie qui réunit des idées délirantes, des hallucinations, une vraie désorganisation psychique. »
Police du langage
Il faut imaginer ce jeune patient auquel le docteur Nicolas Rainteau, psychiatre au CHU de Montpellier, diagnostique une schizophrénie : « Il me répond : “Je ne suis pas schizo. Le schizo, c’est le fou qui change tout le temps de personnalité et qui tue les gens, je suis pas comme ça, moi, docteur.” La définition populaire porte plus que la définition psychiatrique, et c’est un problème pour soigner les patients. »Cette histoire de vocabulaire peut sembler anecdotique. Elle est au contraire fondamentale, dans une spécialité fondée sur le langage. A la différence des pathologies somatiques, ces maladies ne se mesurent pas en scanners ou prises de sang, mais en mots prononcés.
Nicolas Rainteau a fait sa thèse de médecine sur ce sujet, et a mené la première étude française qui évalue l’impact du mot « schizophrène ». A l’aide d’un joystick, les personnes testées avaient pour consigne d’aligner leur point à un autre qui se déplaçait sur l’écran. L’autre est officiellement animé par un sujet sain, puis par un patient schizophrène, ces deux informations étant notifiées sur l’écran. A la lecture du mot « schizophrénie », les joueurs ont moins bien réussi à suivre le point, alors qu’en réalité le point bougeait toujours tout seul, et de la même façon. « Le participant lit simplement le mot, et il réagit autrement. Il ne voit ou ne parle à personne, la seule lecture suffit. Cela montre l’impact inconscient de ce mot sur les comportements des personnes envers les patients atteints de schizophrénie. » Selon lui, c’est le reflet de la constante volonté de mise à distance sociale, éloignant les usagers des soins, du logement, du travail.
Le médecin estime qu’il sera compliqué de faire la police du langage en société, mais selon lui il faudrait mener une réflexion et faire de la pédagogie. Comme au Japon, où la maladie schizophrénie a été rebaptisée « trouble de l’intégration ».
Jean-Victor Blanc et Nicolas Rainteau regrettent que personne en France n’ait encore « retourné le stigmate » – comme on dit en sociologie de ce processus qui permet de s’affranchir d’une discrimination. Si aux Etats-Unis de nombreuses personnalités ont assumé publiquement leur bipolarité ou leur schizophrénie, peu encore en France portent ce message. Constance, par exemple, n’a pas souhaité donner son nom de famille pour cet article.
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