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jeudi 6 décembre 2018

Le poids des mots Maîtriser la performativité du langage avec John Austin



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Au travail comme à la maison, les mots ont une action bien concrète. Comment leur choix peut-il changer une situation sans y paraître ? Comment maîtriser la puissance de la parole ? Et que faire pour se libérer des sous-entendus qui blessent au quotidien ? Le philosophe John Austin nous offre une perspective nouvelle sur le langage… et révèle le pouvoir inégalé de nos actes de parole.
« Je dis ça, je dis rien », concluait votre collègue lors de la dernière réunion. Qu’entend-il au juste par cette phrase irritante ? À première vue, on pourrait croire que la parole est neutre. Mais à y regarder de près, votre collègue n’a pas « rien » fait. Avec un don inné pour le mauvais esprit, ce professionnel de la communication passive-agressive vous a encore démontré la force du langage, en modifiant la situation par le fait même de parler. La preuve : la tension a immédiatement monté. Comment est-ce possible ? Un philosophe, John Austin, l’a expliqué dans un texte célèbre : le langage a une action sur le réel. Chacun de nous le ressent au quotidien : il y les mots qui blessent, les mots qui changent la donne pour toujours… Le langage fait plus qu’il ne dit, mais comment en maîtriser les effets ?

Quand dire, c’est faire

“En parlant, nous ne cherchons pas toujours à constater un état de fait, mais à accomplir quelque chose” 
Pour John Austin (1911-1960), la philosophie traditionnelle s’est trompée en partant du principe que les mots désignent des objets, et que le langage a pour fonction de décrire la réalité. Le philosophe anglais décida donc de s’intéresser au langage ordinaire pour comprendre comment nous communiquons dans le monde réel. Et en conclut qu’en parlant, nous ne cherchons pas toujours à constater un état de fait, mais visons souvent à accomplir quelque chose. Dans une série de conférences données à Oxford dans les années 1950 et réunies sous le titre Quand dire, c’est faire (Seuil), il révolutionna l’approche du langage en dévoilant l’une de ses fonctions les plus troublantes : la performativité. 
Pour Austin, de nombreux énoncés échappent à la catégorie des simples affirmations pouvant être vraies ou fausses, mais constituent des « actes de paroles ». À l’instant solennel où le maire prononce les mots : « Je vous déclare unis par les liens du mariage », le couple passe d’un état à un autre. Le maire ne décritpas une situation, mais la crée. C’est ce qu’Austin appelle un énoncé « performatif » (de l’anglais to perform, « accomplir »). « La séance est ouverte », « je vous présente mes excuses », « je promets »… : « en prononçant ces paroles, nous faisons une chose, plutôt que nous ne rendons compte d’une chose », résume le philosophe, qui influencera les penseurs américains dits « pragmatiques ». Telle est la force d’un acte de langage : lorsque votre futur boss déclare que « vous êtes embauché », une relation hiérarchique s’établit immédiatement entre vous, et ce avant même que vous ayez signé votre CDI – sauf si vous protestez, bien sûr. De même s’il prononce la phrase : « Vous êtes licencié » ! Savamment mise en scène dans sa célèbre émission de télé-réalité The Apprentice, la petite phrase « You’re fired » (« vous êtes viré ») fut prononcée un nombre incalculable de fois par Donald Trump pour clore chaque épisode et provoquer le départ du candidat malheureux, qui ne manquait pas de se lever immédiatement pour réunir ses affaires et quitter la Trump Tower d’un air contrit. Formulée de façon directe, la performativité fait son effet… 

Le pouvoir des mots

Au-delà des déclarations officielles, Austin note que la phrase la plus objective révèle souvent une intention : informer, rappeler ou attirer l’attention sont des « performatifs implicites ». Autrement dit : rien n’est insignifiant. Même dans un énoncé que l’on croit strictement factuel, les termes utilisés révèlent et imposent un parti pris. Preuve en est le fameux débat de l’entre-deux-tours des élections présidentielles en 1988. « Ce soir, je ne suis pas le Premier ministre et vous n’êtes pas le président de la République, avertit le candidat Jacques Chirac pour recadrer la situation. Nous sommes deux candidats à égalité. » La réponse cinglante de François Mitterrand ne se fait pas attendre : « Mais vous avez tout à fait raison, Monsieur le Premier ministre ! » Par cette simple désignation, le président remettra son challenger littéralement à sa place… ce qui contribuera à convaincre les électeurs, qui opteront majoritairement pour le maintien du patriarche.
“Ce qu’on pourrait prendre pour une simple querelle de mots révèle une lutte pour faire advenir dans le réel sa propre vision des choses”
Ce qu’on pourrait prendre pour une simple querelle de mots révèle une lutte pour faire advenir dans le réel sa propre vision des choses. L’enjeu est crucial pour le pouvoir, qui implique non pas le seul exercice de la force mais la reconnaissance de son autorité par autrui. Le romancier Laurent Binet en fait la base d’une intrigue politico-littéraire : dans son roman La Septième Fonction du langage (Grasset, 2015), il imagine que le grand linguiste russe Roman Jakobson (1896-1982), connu dans « la vraie vie » pour avoir fait la liste des six grandes fonctions du langage (référentielle, expressive, poétique… ), aurait laissé après sa mort la théorie d’une septième fonction du langage dite « performative » – celle-là même dont parlera Austin. Imaginant que cette fonction confèrerait un pouvoir magique à qui la découvrirait, le romancier lance à sa recherche des figures historiques. Tous se disputent le fameux manuscrit, espérant y trouver la clef du pouvoir… Y compris Mitterrand, dont la victoire à la présidentielle est ici expliquée par une reconstitution de l’histoire très romancée !
Faisant parler un Umberto Eco de fiction, Laurent Binet exprime ainsi la fascination qu’évoque la performativité du langage : « Imaginons une fonction du langage qui permette […] de convaincre n’importe qui de faire n’importe quoi dans n’importe quelle situation… Celui qui aurait la connaissance et la maîtrise d’une telle fonction serait virtuellement le maître du monde. Sa puissance n’aurait aucune limite. Il pourrait se faire élire à toutes les élections, soulever les foules, provoquer des révolutions, séduire toutes les femmes, vendre toutes les sortes de produits imaginables, bâtir des empires, obtenir tout ce qu’il veut en n’importe quelle circonstance. » Rien que ça !

Jouer son rôle

Le pouvoir performatif n’a pourtant rien de magique ni de mystérieux. La portée des mots tient aux conventions, à l’habitude… et au statut de celui qui les prononce. Si un humoriste dit : « Je déclare la guerre à la Corée du Nord », il ne suscitera que le rire, car il n’a pas la légitimité qui donne à son énoncé sa force performative. L’acte de parole « échoue », selon les termes de John Austin. Mais si c’était le président des États-Unis qui prononçait ces paroles, alors la guerre deviendrait réalité…
Quiconque utilise le vocabulaire de l’autorité sans y avoir droit a de grandes chances d’échouer. Or, ce qui est fascinant, ce sont les cas où l’on est quand même suivi. Parfois, un individu peut « performer » son autorité, à la manière d’un de Gaulle qui, nonobstant la prise de pouvoir par le maréchal Pétain sur la France occupée, fonda la « France libre » en appelant les résistants à le rejoindre dès le 18 juin 1940. Loin d’être entendu par tous, son appel frappa par son ton officiel, créant une nouvelle légitimité… par la parole d’un futur président qui osait déjà parler comme un chef d’État.
“Ce n’est qu’en assumant la performativité de ses paroles qu’un chef peut devenir leader
À l’inverse, il se peut que l’autorité légitime ne soit pas respectée. Si c’est le cas, il faut s’interroger sur la façon dont on l’exerce. Une chose est sûre : lorsqu’on occupe une fonction qui donne du poids à sa parole, il importe de l’incarner et d’assumer ce nouveau pouvoir. Quoi de plus agaçant qu’un manager qui n’assume pas l’autorité de sa fonction ? Lorsqu’une personne qui occupe un poste de direction ne soutient pas le poids de ses propos, les conséquences peuvent être tout aussi délétères : confrontées à des décisions vagues et à des explications confuses, bien des équipes se retrouvent privées de leur force motrice. Or ce n’est qu’en assumant la performativité de ses paroles qu’un chef pourra devenir leader, et donner l’impulsion nécessaire à la direction du groupe. Un rôle des plus complexes, qui suppose une navigation subtile entre l’explicite et l’implicite : en étant trop timoré, le fond (la directive) se noie dans la forme (« si vous avez le temps », « ça serait bien si vous pouviez »… ) ; à l’inverse, en étant trop « cash », on chasse toute ambiguïté mais aussi toute délicatesse, ce qui peut avoir des conséquences tout aussi néfastes. 

Mettre les formes

Car la façon de transmettre un contenu est tout aussi signifiante que le contenu lui-même. Lorsqu’on valorise les marques de politesse et d’attention, celles-ci sont plus que de simples convenances : elles sont un effort concret pour mettre en œuvre un véritable climat de bienveillance. C’est là l’une des conséquences de la théorie d’Austin : le langage n’est pas qu’un reflet de ce qui se passe, mais un outil pour créer de nouvelles réalités – comme l’ambiance de travail, qui, bien qu’elle ne soit pas mesurable, est un ressenti bien réel, dont dépend la motivation de chacun et l’adhésion au projet commun.
Par exemple, en soutenant que les choses vont s’arranger, on propage un état d’esprit constructif qui va justifier l’optimisme initial. En assurant à l’autre qu’il va y arriver, il s’en persuadera et prouvera plus tard qu’on a eu raison, la confiance en soi agissant bien souvent comme une prophétie réalisatrice. Dans une négociation qui patine, déclarer : « On avance bien ! » va modifier la perception de l’autre et, qui sait, rendre vraie cette phrase qui ne l’était pas avant d’avoir été formulée. Faites le test : et si, pour lutter contre le défaitisme, vous ne parliez plus de « problème » mais d’« opportunité » ? La discussion prendra peut-être une tournure nouvelle. D’où l’importance pour un manager de ne pas sous-estimer les faits psychologiques, qui naissent certes des mots mais n’en sont pas moins tangibles. Dans un monde tissé de relations, le silence est aussi significatif que la parole. Ne pas saluer, ne pas remercier, ne pas reconnaître à l’autre son mérite : en négligeant ces efforts, sous prétexte que, au fond, on ne veut rien de mal, on dénie à l’autre sa place dans les rapports humains… et l’on fait donc passer un message très agressif, bien que non formulé. En un mot : soignez votre langage… et vous préserverez de bonnes relations de travail !

Peser ses mots

Bien sûr, sans le fond, la forme est creuse. Ce n’est pas parce qu’un collègue prononce : « Je vous félicite » qu’il vous félicite réellement : encore faut-il qu’il ne soit pas rongé de jalousie du fait de votre promotion. Or, malgré son utilisation parfois hypocrite, la « septième fonction du langage » a un réel pouvoir dont il s’agit de prendre conscience au quotidien. En se retranchant avec mauvaise foi derrière le sens littéral, on fait parfois preuve d’une grande agressivité et surtout de lâcheté, pour faire passer des messages en se protégeant de toute réaction. Celui qui soutient : « Ce n’est pas l’idée du siècle », s’il se voit accusé d’être rabaissant, pourra objecter : « Je n’ai jamais dit ça ! » Parfois, le locuteur lui-même ignore le sens exact de ses paroles qui, chargées de doubles sens inconscients, signifient leur propre contraire. En disant : « Sans vouloir vous vexer… », on reconnaît et on nie en même temps la contrariété que l’on inflige. Au fond, un locuteur responsable ne devrait jamais feindre de ne pas saisir les sous-entendus, ni se dédouaner des implications de ses paroles – quelle que soit sa position dans la hiérarchie. En réunion comme en famille, n’oubliez pas que les mots ont un poids… qu’il importe de peser ! 

Entre implicite et explicite

Enfin, rappelez-vous ceci : si le message que vous voulez faire passer semble être clair à vos yeux, la façon dont il sera compris vous échappera toujours. Quelle que soit votre clarté, votre interlocuteur pourra toujours se demander : « Que voulait-il dire, au fond ? ». Tout explicite est inséparable d’un implicite à décrypter : l’information brute n’existe pas, et l’ambiguïté fait partie de la communication. « Une situation donnée peut me laisser libre de choisir entre deux interprétations », explique John Austin. Or, pour que l’effet d’une phrase soit réel, il faut qu’il soit reconnu par l’interlocuteur. Mais la voie est souvent étroite entre le message « brut », voire brutal, et les détours qui virent aux quiproquos. Le succès d’un tel équilibre suppose une dose de tact, d’intuition et d’empathie, un sens de la complexité des situations et même des différentes cultures : pour être compris d’un collègue allemand, mieux vaut miser sur le langage direct, et au contraire privilégier l’allusion auprès d’un interlocuteur japonais. Si l’ambiguïté fait partie du jeu, c’est qu’elle relève tout un contexte humain qui va modeler la compréhension : non seulement la façon de dire, mais aussi l’endroit (en privé ou en public ?), le moment (à la volée ou en réunion ?), le moyen de communication (en face à face, par téléphone, par e-mail ?). Autant de signaux à prendre en compte pour que vos paroles atteignent leur but. Une activité de chaque instant, car tout, même le silence, transmet un message.

NOS CONSEILS

« Performer » par le langage en toute responsabilité exige de développer son esprit de finesse. Voici quelques pistes à suivre pour l’exercer : 
4 conseils à suivre
  • Assumez le poids de votre rôle, et osez être explicite
  • Optez pour un vocabulaire constructif pour aborder les tensions
  • Prenez le temps de mettre les formes pour vous adresser à chacun
  • Tenez compte des situations et des personnalités : ayez du tact !
4 erreurs à éviter
  • Ne pas assumer vos propres paroles, et refuser de les expliciter lorsque survient un malentendu
  • Considérer ses collègues comme des robots qui traitent de l’information brute
  • Multiplier les formes au risque de paraître artificiel
  • Perdre patience en pensant que les autres ne comprennent rien
Photo : © Jason Rosewell/Unsplash

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