Entretien avec Pierre-Henri Tavoillot
est maître de conférences à l’université Paris-Sorbonne et président du Collège de Philosophie. Son essai La Guerre des générations aura-t-elle lieu ?, écrit avec le sociologue Serge Guérin, est paru en 2017 chez Calmann-Lévy.
Photo : © DRFP/Leemage
Temps de lecture : 7 minutes
Pour le philosophe Pierre-Henri Tavoillot, il n’existe ni disparition des âges, ni conflit entre les générations. Au contraire, le lien intergénérationnel peut se renforcer en entreprise. À condition de traiter les individus… en adultes !
« Génération Y », « management intergénérationnel »… Pourquoi la question des âges de la vie est-elle si présente aujourd’hui ?
Pierre-Henri Tavoillot : Parce qu’elle s’est complexifiée ! Il y a encore un siècle, une vie humaine comportait trois temps bien délimités : l’enfance, l’âge adulte et la vieillesse. On quittait une période en prenant un travail, en fondant une famille, ou en devenant retraité… Et si l’on remonte encore plus loin, à « l’état de nature », il n’y en avait que deux : nous étions soit des enfants incapables de procréer, soit des adultes en âge de le faire – les individus trop âgés ne survivaient pas. Au XVIIIe siècle, l’État moderne a inventé deux nouveaux âges : la jeunesse, durant laquelle on est en capacité de faire des enfants sans en avoir le droit, et la vieillesse, où l’on bénéficie de soutien sans obligation de travailler. Or ces périodes se sont allongées, et les frontières brouillées : les seniors rechignent à être considérés comme vieux ! Les entreprises doivent dès lors faire face à de nouvelles problématiques en termes de gestion de carrière, d’où l’émergence de discours – trop souvent simplistes – sur le management générationnel.
“L’idée d’une ‘guerre de générations’ est un fantasme”
On parle de conflits entre générations dans les entreprises. Pourquoi critiquez-vous cette idée ?
L’idée d’une opposition entre les jeunes et les vieux est ancrée dans une vision très « XVIIIe siècle », qui ne correspond plus à la réalité. Il n’y a pas d’un côté une « génération Y » ou « millenniale », incontrôlable et bouleversant les codes, et de l’autre des seniors forcément has-been qui tenteraient de remettre de l’ordre. Notez d’ailleurs que c’est le discours que les aînés tiennent sur leurs cadets depuis la nuit des temps… Bien sûr, il peut y avoir des conflits ponctuels ou des références culturelles communes à un groupe d’âge. Mais l’idée d’une « guerre de générations » est un fantasme. Beaucoup de quinquagénaires sont plus geeks que leurs enfants, et de récentes études indiquent que les jeunes sont souvent plus conservateurs que leurs parents. Le cliché générationnel continue pourtant de convaincre des managers et services RH. Cela encourage des politiques un peu étranges, comme l’organisation de « CoDir des jeunes » pour « renouveler les idées »… Les entreprises gagneraient à moins raisonner en termes d’identité – telle génération, donc telle catégorie – et à davantage envisager les âges de la vie comme des processus.
Mais vous n’allez pas jusqu’à nier toute différence entre la jeunesse, la maturité, la vieillesse…
Sûrement pas : je conteste l’idée d’une « société sans âges ». Un retraité ne deviendra pas un sportif de haut niveau, un enfant n’a jamais l’expérience d’un adulte… Pour autant, ce ne sont plus des costumes que l’on enfilerait à date fixe. C’est une dynamique qui s’écoule sur des années. L’adolescence consiste à grandir et à progresser ; la sénescence a une fonction de transmission et reste marquée par une dépendance croissante. Enfin l’âge adulte – mais je préfère le néologisme de « maturescence » – cultive un certain rapport à l’expérience, à la responsabilité et à l’autonomie. Les rites de passage comme le mariage ou la sortie de la vie active ne sont plus des transitions courtes entre de longues périodes, mais l’inverse ! On peut désormais être un « jeune retraité », ou encore en formation à 25 ans passés. Toute la difficulté pour le management intergénérationnel est de tenir compte de cet entremêlement inédit des âges de la vie, qui se traduit par une « crise de l’âge adulte ». Nous ne savons plus quand nous atteignons la maturité. Elle est comme un horizon qui s’éloigne quand on s’en approche, et se retrouve derrière nous lorsqu’on est au bout du chemin… Or en entreprise, on cherche avant tout à être entre adultes, à travailler avec des gens sur qui l’on peut compter.
“L’entreprise échoue à penser l’âge adulte. Pour les RH, on est ‘junior’ jusqu’à 30 ans et ‘senior’ à partir de 35 !”
Vous défendez un « management de l’âge adulte » : de quoi s’agit-il et comment le mettre en œuvre ?
L’âge adulte est d’abord un impensé dans les entreprises. Il y a quelques années, un sondage auprès de DRH montrait qu’un employé était considéré comme « junior » jusqu’à 30 ans et « senior » à partir de 35 ! Or c’est contre-productif. Les jeunes veulent être autonomes et responsabilisés ; ils veulent être considérés comme des adultes. Idem pour les salariés plus âgés, qui ne souhaitent pas être vus comme des dinosaures ayant fait leur temps. Pour motiver leurs employés, les entreprises ont donc tout intérêt à aider les uns à bien grandir et les autres à bien vieillir, autrement dit à rassembler toutes les générations autour de projets d’adultes. C’est ainsi que l’on crée du lien et de l’harmonie. Les systèmes d’alternance et de tutorat sont de bons exemples de management intergénérationnel bien pensé : un jeune gagne en expérience en se voyant progressivement confier plus de tâches, son tuteur transmet son savoir et s’en trouve valorisé. Mais surtout, les générations travaillent sur un seul et même projet. Elles se soutiennent, progressent et trinqueront ensemble à la réussite de leur mission… entre adultes !
“Pour motiver leurs employés, les entreprises ont intérêt à rassembler toutes les générations autour de projets d’adultes”
N’est-ce pas ce que tentent de faire les RH ?
Encore une fois, il est frappant que l’âge adulte soit relégué dans la catégorie des « ressources humaines », tandis que les juniors et seniors bénéficient d’une politique dédiée. Nous avons plus généralement du mal à penser la maturescence. Résultat, l’âge adulte apparaît comme une courte période durant laquelle nous devons tout faire ! Donner un élan à sa carrière, fonder un foyer ou une famille, s’accomplir… Le tout en quelques années. Dès lors, l’âge adulte apparaît comme un moment de crise existentielle, pendant lequel on est harassé de tâches sans parvenir à tout réussir. Une petite fille me disait un jour qu’un adulte est quelqu’un « qui n’a jamais le temps » : c’est la meilleure définition que l’on m’ait donnée ! Elle trouve un écho dans les courbes mesurant le bonheur de Français, élaborée en psychologie sociale, qui ont une forme en « U ». Le milieu de vie est devenu la période la plus difficile à gérer. Si les RH considéraient davantage les jeunes et les vieux comme des adultes, en devenir ou souhaitant le rester, il y aurait moins d’enjeux cumulés sur si peu de temps. Mais ce constat vaut pour notre société dans son ensemble.
Comment la gestion de carrière peut-elle s’adapter à l’allongement de la vie ?
Dès lors que les transitions entre les âges sont moins nettes, elles sont d’autant plus difficiles à préparer et à accompagner. On sous-estime la violence que peut constituer une entrée dans la vie active quand on doute de son statut d’adulte, ou celle d’un départ à la retraite lorsqu’on se sent encore en pleine forme. Une première piste serait de mieux accompagner ces transitions longues : en développant la formation tout au long de la vie, en proposant régulièrement de nouvelles opportunités professionnelles, en écoutant les aspirations individuelles. Un autre enjeu serait de porter plus d’attention à la crise de « milieu de vie ». Entre 35 et 40 ans, soit vous avez atteint vos objectifs et vous retrouvez paradoxalement un peu perdu ; soit vous êtes resté en deçà de vos aspirations et vous heurtez à un plafond de verre. Il paraît essentiel de proposer de nouvelles opportunités à ce moment-là. Je serais en outre assez favorable à la création d’un système de droit au répit, avec des « points retraite » que vous pourriez dépenser au fur et à mesure – pour faire un bilan, vous reconvertir ou imaginer de nouveaux projets… Ce serait difficile à mettre en place, mais autoriser régulièrement une prise de recul permettrait de mieux gérer l’âge adulte tout au long de la vie.
Pour le philosophe Pierre-Henri Tavoillot, il n’existe ni disparition des âges, ni conflit entre les générations. Au contraire, le lien intergénérationnel peut se renforcer en entreprise. À condition de traiter les individus… en adultes !
« Génération Y », « management intergénérationnel »… Pourquoi la question des âges de la vie est-elle si présente aujourd’hui ?
Pierre-Henri Tavoillot : Parce qu’elle s’est complexifiée ! Il y a encore un siècle, une vie humaine comportait trois temps bien délimités : l’enfance, l’âge adulte et la vieillesse. On quittait une période en prenant un travail, en fondant une famille, ou en devenant retraité… Et si l’on remonte encore plus loin, à « l’état de nature », il n’y en avait que deux : nous étions soit des enfants incapables de procréer, soit des adultes en âge de le faire – les individus trop âgés ne survivaient pas. Au XVIIIe siècle, l’État moderne a inventé deux nouveaux âges : la jeunesse, durant laquelle on est en capacité de faire des enfants sans en avoir le droit, et la vieillesse, où l’on bénéficie de soutien sans obligation de travailler. Or ces périodes se sont allongées, et les frontières brouillées : les seniors rechignent à être considérés comme vieux ! Les entreprises doivent dès lors faire face à de nouvelles problématiques en termes de gestion de carrière, d’où l’émergence de discours – trop souvent simplistes – sur le management générationnel.
“L’idée d’une ‘guerre de générations’ est un fantasme”
On parle de conflits entre générations dans les entreprises. Pourquoi critiquez-vous cette idée ?
L’idée d’une opposition entre les jeunes et les vieux est ancrée dans une vision très « XVIIIe siècle », qui ne correspond plus à la réalité. Il n’y a pas d’un côté une « génération Y » ou « millenniale », incontrôlable et bouleversant les codes, et de l’autre des seniors forcément has-been qui tenteraient de remettre de l’ordre. Notez d’ailleurs que c’est le discours que les aînés tiennent sur leurs cadets depuis la nuit des temps… Bien sûr, il peut y avoir des conflits ponctuels ou des références culturelles communes à un groupe d’âge. Mais l’idée d’une « guerre de générations » est un fantasme. Beaucoup de quinquagénaires sont plus geeks que leurs enfants, et de récentes études indiquent que les jeunes sont souvent plus conservateurs que leurs parents. Le cliché générationnel continue pourtant de convaincre des managers et services RH. Cela encourage des politiques un peu étranges, comme l’organisation de « CoDir des jeunes » pour « renouveler les idées »… Les entreprises gagneraient à moins raisonner en termes d’identité – telle génération, donc telle catégorie – et à davantage envisager les âges de la vie comme des processus.
Mais vous n’allez pas jusqu’à nier toute différence entre la jeunesse, la maturité, la vieillesse…
Sûrement pas : je conteste l’idée d’une « société sans âges ». Un retraité ne deviendra pas un sportif de haut niveau, un enfant n’a jamais l’expérience d’un adulte… Pour autant, ce ne sont plus des costumes que l’on enfilerait à date fixe. C’est une dynamique qui s’écoule sur des années. L’adolescence consiste à grandir et à progresser ; la sénescence a une fonction de transmission et reste marquée par une dépendance croissante. Enfin l’âge adulte – mais je préfère le néologisme de « maturescence » – cultive un certain rapport à l’expérience, à la responsabilité et à l’autonomie. Les rites de passage comme le mariage ou la sortie de la vie active ne sont plus des transitions courtes entre de longues périodes, mais l’inverse ! On peut désormais être un « jeune retraité », ou encore en formation à 25 ans passés. Toute la difficulté pour le management intergénérationnel est de tenir compte de cet entremêlement inédit des âges de la vie, qui se traduit par une « crise de l’âge adulte ». Nous ne savons plus quand nous atteignons la maturité. Elle est comme un horizon qui s’éloigne quand on s’en approche, et se retrouve derrière nous lorsqu’on est au bout du chemin… Or en entreprise, on cherche avant tout à être entre adultes, à travailler avec des gens sur qui l’on peut compter.
“L’entreprise échoue à penser l’âge adulte. Pour les RH, on est ‘junior’ jusqu’à 30 ans et ‘senior’ à partir de 35 !”
Vous défendez un « management de l’âge adulte » : de quoi s’agit-il et comment le mettre en œuvre ?
L’âge adulte est d’abord un impensé dans les entreprises. Il y a quelques années, un sondage auprès de DRH montrait qu’un employé était considéré comme « junior » jusqu’à 30 ans et « senior » à partir de 35 ! Or c’est contre-productif. Les jeunes veulent être autonomes et responsabilisés ; ils veulent être considérés comme des adultes. Idem pour les salariés plus âgés, qui ne souhaitent pas être vus comme des dinosaures ayant fait leur temps. Pour motiver leurs employés, les entreprises ont donc tout intérêt à aider les uns à bien grandir et les autres à bien vieillir, autrement dit à rassembler toutes les générations autour de projets d’adultes. C’est ainsi que l’on crée du lien et de l’harmonie. Les systèmes d’alternance et de tutorat sont de bons exemples de management intergénérationnel bien pensé : un jeune gagne en expérience en se voyant progressivement confier plus de tâches, son tuteur transmet son savoir et s’en trouve valorisé. Mais surtout, les générations travaillent sur un seul et même projet. Elles se soutiennent, progressent et trinqueront ensemble à la réussite de leur mission… entre adultes !
“Pour motiver leurs employés, les entreprises ont intérêt à rassembler toutes les générations autour de projets d’adultes”
N’est-ce pas ce que tentent de faire les RH ?
Encore une fois, il est frappant que l’âge adulte soit relégué dans la catégorie des « ressources humaines », tandis que les juniors et seniors bénéficient d’une politique dédiée. Nous avons plus généralement du mal à penser la maturescence. Résultat, l’âge adulte apparaît comme une courte période durant laquelle nous devons tout faire ! Donner un élan à sa carrière, fonder un foyer ou une famille, s’accomplir… Le tout en quelques années. Dès lors, l’âge adulte apparaît comme un moment de crise existentielle, pendant lequel on est harassé de tâches sans parvenir à tout réussir. Une petite fille me disait un jour qu’un adulte est quelqu’un « qui n’a jamais le temps » : c’est la meilleure définition que l’on m’ait donnée ! Elle trouve un écho dans les courbes mesurant le bonheur de Français, élaborée en psychologie sociale, qui ont une forme en « U ». Le milieu de vie est devenu la période la plus difficile à gérer. Si les RH considéraient davantage les jeunes et les vieux comme des adultes, en devenir ou souhaitant le rester, il y aurait moins d’enjeux cumulés sur si peu de temps. Mais ce constat vaut pour notre société dans son ensemble.
Comment la gestion de carrière peut-elle s’adapter à l’allongement de la vie ?
Dès lors que les transitions entre les âges sont moins nettes, elles sont d’autant plus difficiles à préparer et à accompagner. On sous-estime la violence que peut constituer une entrée dans la vie active quand on doute de son statut d’adulte, ou celle d’un départ à la retraite lorsqu’on se sent encore en pleine forme. Une première piste serait de mieux accompagner ces transitions longues : en développant la formation tout au long de la vie, en proposant régulièrement de nouvelles opportunités professionnelles, en écoutant les aspirations individuelles. Un autre enjeu serait de porter plus d’attention à la crise de « milieu de vie ». Entre 35 et 40 ans, soit vous avez atteint vos objectifs et vous retrouvez paradoxalement un peu perdu ; soit vous êtes resté en deçà de vos aspirations et vous heurtez à un plafond de verre. Il paraît essentiel de proposer de nouvelles opportunités à ce moment-là. Je serais en outre assez favorable à la création d’un système de droit au répit, avec des « points retraite » que vous pourriez dépenser au fur et à mesure – pour faire un bilan, vous reconvertir ou imaginer de nouveaux projets… Ce serait difficile à mettre en place, mais autoriser régulièrement une prise de recul permettrait de mieux gérer l’âge adulte tout au long de la vie.
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