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dimanche 16 décembre 2018

La protection des mineurs sinistrée

Juges et associations s’alarment des délais de prise en charge lorsque des cas de maltraitance sont signalés.
Par Jean-Baptiste Jacquin Publié le 14 décembre 2018

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Lecture 7 min.

   

AUREL
A l’heure où le gouvernement annonce son intention de créer un code de la justice pénale des mineurs et lance la création de vingt nouveaux centres éducatifs fermés, l’ultime sanction avant la prison dans l’échelle pénale, le volet protection de l’enfance en danger apparaît sinistré. Or, en matière de justice des mineurs, les professionnels s’accordent sur le fait que la sanction pénale est souvent décidée quand une sanction éducative a échoué, celle-ci intervenant fréquemment en raison d’un échec de la prévention.
« Il y a un nombre extrêmement important de mineurs délinquants qui ont eu un antécédent en protection de l’enfance, ou un contexte familial qui aurait mérité une prise en charge en protection de l’enfance », a confirmé Madeleine Mathieu, directrice de la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), auditionnée le 27 novembre par la mission d’information sur la justice des mineurs lancée par les députés Jean Terlier (La République en marche) et Cécile Untermaier (Parti socialiste).

« Juges de mesures fictives »

L’appel au secours lancé le 5 novembre par les juges des enfants du tribunal de Bobigny dans Le Monde a mis la justice des mineurs sous les projecteurs. Ils écrivaient dans une tribune être « devenus les juges de mesures fictives ». Ce texte avait été relayé le 26 novembre par une tribune dans La Croix signée de 183 juges des enfants de tout le pays. Mais c’est l’ensemble du dispositif, en amont comme en aval, qui est en difficultés.
Par exemple, les juges de Bobigny se plaignent des dix-huit mois qui peuvent s’écouler entre leur décision au civil d’une intervention éducative pour des enfants et l’affectation de la mesure à un éducateur. Mais la réalité est plus grave encore.
Catherine Bailly, chef du service de l’Association pour la vie vers l’éducation des jeunes, chargée de mettre en œuvre les mesures civiles décidées par les juges des enfants de Bobigny, résume le parcours d’un enfant de trois ans : la PMI ou l’école qui soupçonnent des mauvais traitements ou des carences éducatives dans la famille alertent la cellule de recueil des informations préoccupantes du département ; celle-ci, débordée, peut prendre plusieurs semaines pour traiter une alerte, et saisir l’Aide sociale à l’enfance ; l’ASE fait une évaluation de la situation et peut proposer une mesure administrative d’aide éducative à domicile, ce qui prend six à douze mois.
Si la famille n’est pas réceptive à la démarche, l’ASE informe le procureur, qui saisit le juge des enfants ; celui-ci ordonne dans un premier temps une mesure judiciaire d’investigation éducative (MJIE), enquête pluridisciplinaire (éducateur, psychologue, assistante sociale) sur la situation de l’enfant et de sa famille qui permettra d’éclairer sa décision ; la MJIE, confiée à la PJJ ou aux associations habilitées, est souvent prolongée au-delà des six mois légaux compte tenu du nombre de dossiers à traiter. Le juge statue ainsi au fond parfois un an après avoir été saisi, et décide alors la mise en place d’une action éducative en milieu ouvert qui est un accompagnement des parents et de l’enfant pour une durée de six mois à deux ans renouvelables.

« Iniquité territoriale »

Avec les dix-huit mois de délais évoqués par les juges avant la mise en place effective de la mesure, un enfant signalé à l’âge de 3 ans risque donc de bénéficier d’une réelle prise en charge adaptée alors qu’il aura peut-être déjà 7 ans ! Sauf cas d’urgence absolue pour lesquels une solution de placement se trouvera en quelques heures, au pire quelques semaines.
La Seine-Saint-Denis est atypique, mais d’autres situations critiques sont signalées en outre-mer, dans le Nord ou à Marseille. D’autres départements pourtant moins sinistrés ne sont pas épargnés. Dans le Puy-de-Dôme, Aline Olié, vice-présidente du tribunal de Clermont-Ferrand, juge des enfants, explique qu’aujourd’hui « une dizaine de mesures de placements de mineurs ne sont pas effectuées faute de moyens suffisants accordés à la protection de l’enfance ». Là aussi, s’écoule en général une année entre le moment où le juge ordonne une investigation et son audience au fond. Au tribunal de Clermont-Ferrand, la situation s’est pourtant améliorée avec la création en septembre d’un quatrième poste de juge des enfants, ce qui ramène à environ 500 familles par juge le nombre de dossiers. Mais, faute de greffier en nombre suffisant, « des audiences d’assistance éducative se tiennent sans greffier, ce qui est illégal », déplore Mme Olié.
« Des mineurs sont en danger, mais restent dans leur famille en attendant que l’on trouve une solution » 
Laurent Gebler, président du tribunal pour enfants de Bordeaux
En Gironde, affirme Laurent Gebler, président du tribunal pour enfants de Bordeaux et président de l’Association française des magistrats de la jeunesse et de la famille, plus de cent mesures de placements de mineurs sont en attente d’exécution. « Des mineurs sont en danger, mais restent dans leur famille en attendant que l’on trouve une solution »,dit-il.
Quant aux mesures d’actions éducatives en milieu ouvert décidées, « on observe un délai de quatre à six mois avant leur mise en œuvre », précise Mme Olié. « Nous gâchons de bons outils et de bons professionnels, car pendant tout ce temps perdu, des situations se dégradent jusqu’à justifier une intervention en urgence, mais des dégâts ont été faits », affirme-t-elle. « Nous constatons tous les jours les conséquences délétères des carences et des incohérences qui résultent de cette situation sur les enfants concernés et leur famille », écrivent dans un texte commun la Société française pour la santé de l’adolescent et la Société française de pédiatrie.
En France, quelque 73 000 enfants ont fait l’objet de mauvais traitements en 2016, tandis que les viols de mineurs sont estimés à 7 000. Enfin, 67 enfants au moins sont décédés, souvent très jeunes, sous les coups d’un parent, selon les chiffres de l’Observatoire national de la protection de l’enfance.
« Il y a aujourd’hui une inéquité territoriale dans la protection de l’enfance »,remarque Salvatore Stella, président du Carrefour national de l’action éducative en milieu ouvert (CNAEMO), par ailleurs responsable, dans le Calvados, d’une association chargée des mesures éducatives en milieu ouvert. S’il constate qu’en moyenne un éducateur prend en charge le suivi de vingt-huit enfants, « il y a des endroits où c’est dix enfants et d’autres où c’est plus de cinquante ». Il affirme que les budgets consacrés par les départements à la protection de l’enfance n’ont pas baissé. Mais, selon le ministère de la justice, le nombre de mineurs suivis en protection de l’enfance a augmenté de 15 % en dix ans pour atteindre 243 879 au 31 décembre 2017. Surtout, les situations se sont complexifiées avec les difficultés socio-économiques.

Une crédibilité en jeu

Si les mesures d’investigations judiciaires sont financées par le ministère de la justice, les actions éducatives en milieu ouvert ordonnées par le juge sont prises en charge par les départements. « Le paradoxe est que certains départements qui signalent une situation au procureur ne se mettent pas en capacité de mettre en œuvre les mesures décidées par le juge », observe M. Gebler. C’est toute la crédibilité du dispositif qui est en jeu. « Une fille de 9 ans est arrivée à l’école couverte de traces de coups, un placement en urgence a été décidé. Elle avait déjà rencontré un juge des enfants qui lui avait dit : “On va s’occuper de toi”. Mais rien n’avait suivi… », raconte Lucie Vermot, psychologue à Bobigny, au point de s’interroger sur le sens de son travail. Au 1er décembre, 915 enfants de la Seine-Saint-Denis sont en attente d’une intervention éducative décidée par le juge.
Michèle Créoff, vice-présidente du Conseil national de la protection de l’enfance placé auprès du premier ministre, identifie trois facteurs explicatifs de la crise. D’abord les difficultés de ressources des départements pour financer les politiques sociales. « La protection de l’enfance est une politique de niche, qui concerne peu d’électeurs, et est spécialisée, donc qui coûte cher. C’est la première à être sacrifiée », affirme-t-elle. Elle dénonce notamment « les restrictions, voire l’abandon, par certains départements de la prise en charge des jeunes majeurs alors que la suppléance des parents défaillants est dans leurs missions. C’est comme si des parents mettaient du jour au lendemain leur enfant de 18 ans sans ressource à la rue ».
La forte hausse du nombre de mineurs non accompagnés est venue ensuite bousculer des acteurs débordés et des structures d’hébergement aux capacités limitées. Selon Mme Créoff, un troisième facteur, plus structurel, vient « questionner la priorité assignée à l’éducation dans la prise en charge des enfants en danger ». « Les connaissances sur l’impact sur l’enfant des violences subies ou celles dont il a été témoin ont progressé, or la question du soin, notamment psychiatrique, est longtemps restée au second plan. La maltraitance crée des handicaps sociaux. »
Le gouvernement a prévu de nommer en décembre un haut-commissaire en charge de la protection de l’enfance alors qu’il devrait annoncer début 2019 une « stratégie nationale de protection de l’enfance et de l’adolescence ».
Des éducateurs difficiles à recruter
« La Protection judiciaire de la jeunesse [PJJ] a la volonté, depuis 2007 et la révision générale des politiques publiques, de se recentrer sur ses missions pénales », dit avec regret Michèle Créoff, présidente du Conseil national de la protection de l’enfance. Or, dans le même temps, « le potentiel de prise en charge se réduit en raison d’une plus grande difficulté à recruter des familles d’accueil », constate Fabienne Quiriau, directrice générale de la Convention nationale des associations de protection de l’enfant. Le secteur associatif constate également des problèmes pour recruter des éducateurs à bac + 3. En Ile-de-France et dans les métropoles aux loyers élevés, ils seraient de plus en plus nombreux à préférer l’intérim, mieux rémunéré.
« Les écoles de formation d’éducateurs ont désormais du mal à trouver des candidats », affirme Salvatore Stella, dirigeant d’une association (ACSEA) chargée, dans le Calvados, des mesures éducatives en milieu ouvert. Selon lui, plusieurs équipes n’ont plus de pédopsychiatre, « ce qui ne donne pas le même résultat lorsqu’il s’agit de faire une analyse pluridisciplinaire sur la situation d’un enfant ». Du côté de la PJJ, les éducateurs devraient accéder, à partir de février 2019, à la catégorie A de la fonction publique, mais les conséquences en matière de rémunération ne sont pas encore validées, précise la chancellerie.
« Si on faisait passer un éducateur deux fois par semaine dans une famille, plutôt qu’une fois par mois, l’essentiel serait fait, plutôt que de créer de nouveaux centres éducatifs fermés pour des jeunes qui ont basculé dans une délinquance dure », observe Aline Olié, juge des enfants à Clermont-Ferrand.

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