La recherche des profits nous rend collectivement aveugles à la société, à l’environnement et à l’état général du monde, souligne, dans sa chronique, Stéphane Foucart, journaliste au « Monde ».
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Chronique. La note de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) est tombée mardi 18 décembre, charriant dans son sillage la consternation et une avalanche de commentaires désolés : la croissance ne devrait être que de 0,2 % au quatrième trimestre de l’année en cours – deux fois moins qu’attendu ! –, portant à seulement 1,5 % la progression du produit intérieur brut (PIB) de la France pour 2018.
Les questions climatiques et environnementales, la révolte des « gilets jaunes »… tout cela, face à l’érosion du PIB, est renvoyé par bon nombre de commentateurs et de responsables politiques au rang d’aimables péripéties.
Dans la conversation publique, la nécessité de la croissance écrase sous une chape de plomb toutes les autres considérations. Et les divergences de l’offre politique ne concernent que les moyens de générer l’augmentation du PIB, et non l’idée qu’elle est la conséquence naturelle du bon gouvernement.
Taux de suicide en hausse aux Etats-Unis
Ce règne de la croissance sur le débat public est tel qu’un dirigeant aussi dangereusement inconséquent que l’actuel hôte de la Maison Blanche se voit exonéré de ses frasques au motif que la croissance américaine est, elle, particulièrement dynamique. Elle l’est indéniablement, avec quelque 3 % attendus pour 2018. « La méthode Trump, finalement, ça marche », a-t-on entendu en substance ces dernières semaines.
Nombre d’indices montrent pourtant que cette quête éperdue de croissance économique, poursuivie outre-Atlantique plus âprement qu’ailleurs dans le monde occidental, n’est pas incompatible avec le malheur des populations.
En 2018, l’économie a ainsi certes crû de quelque 3 % aux Etats-Unis, mais l’espérance de vie à la naissance y a baissé, et ce pour la troisième année consécutive, après trois années de stagnation. Les Etats-Unis réussissent ainsi le tour de force de dépenser beaucoup plus pour la santé de leur population que la plupart des pays du Nord – soit 18 % du PIB en 2016, contre 11 % pour un pays comme la France –, et d’être le pays développé où l’on vit le moins longtemps. C’est aussi l’un des seuls pays du Nord où le taux de suicide augmente depuis la fin des années 1990. Il a crû de quelque 30 % entre 1999 et 2016, selon un rapport des Centers for Disease Control and Prevention, publié en juin.
Toutes choses que le dynamisme de la croissance économique américaine n’a pas empêchées. Et qu’il a peut-être nourries. Car, comme le suspectent de longue date nombre d’économistes et de philosophes, elle peut aussi avoir des effets indésirables. Elle peut être dangereuse, non seulement pour le long terme, mais aussi dans l’immédiat.
Une réalité contre-intuitive sur la santé
Les effets de la croissance sur la santé peuvent ainsi être surprenants. En 2012, dans un ouvrage collectif académique, Christopher Ruhm (National Bureau of Economic Research à Harvard, Etats‐Unis) – l’un des économistes qui a le plus publié sur la question – a mené une analyse systématique des études conduites sur le sujet. « Par convention, la santé est supposée se détériorer pendant les récessions économiques, écrit-il. Cependant, les observations empiriques appuyant cette idée sont étonnamment faibles. »
La réalité est très contre-intuitive. « Au contraire, la recherche empirique menée au cours de la dernière décennie suggère que la santé physique s’améliore et que la mortalité décline lorsque l’économie s’affaiblit de manière momentanée, ajoute le chercheur américain. Une part de cela est due à la réduction de circulation automobile (…), et à la réduction d’autres risques environnementaux, comme la pollution. »
Bien sûr, on est en meilleure santé dans les pays riches que dans les pays pauvres et nul ne saurait contester cette évidence. Mais que se passe-t-il dans une population déjà riche, dont tous les besoins de base sont satisfaits, lorsque la croissance économique est recherchée à tout prix ? Compliquée et débattue (une baisse de mortalité immédiate n’exclut pas une hausse à plus long terme, etc.), la question montre en tout cas qu’un lien univoque entre croissance et bien-être est trompeur. C’est, au reste, ce que suspectait déjà l’économiste Richard Easterlin au milieu des années 1970.
Mécanisme de défense
Dans un récent entretien au Monde, le physicien Dennis Meadows, coauteur du célèbre rapport du Club de Rome, en 1972, prétend que, dans les pays occidentaux, la nature même de la croissance a changé depuis la fin des années 1990. Elle ne serait plus, selon lui, génératrice de bien-être, mais « en grande partie tirée par les dépenses engendrées par la pollution et le changement climatique ».
Ce que les économistes italiens Stefano Bartolini et Luigi Bonatti ont formalisé en 2002 dans la revue Ecological Economics, en modélisant la croissance comme un mécanisme de défense face à l’altération du lien social et de l’environnement.
L’idée est simple : ce qui était fourni gratuitement par les structures sociales et la nature est remplacé par des biens et services marchands, dont le développement érode à son tour le lien social et l’environnement…
La croissance et tout le cortège des indices économiques nous rendent ainsi, au moins en partie, aveugles à la société, à l’environnement et à l’état général du monde.
Tout nous semble pouvoir être réglé et corrigé par une gestion économique rationnelle. Mais, parfois, la « bonne gestion » de l’économie est précisément le problème. A entendre nombre de « gilets jaunes », on voit ainsi qu’il y a bien plus dans leur mouvement que la seule demande de pouvoir d’achat : beaucoup ont dit comment la révolte et l’occupation des ronds-points leur avaient permis de sympathiser, de renouer des liens, de socialiser.
Bref, de lutter contre la solitude et l’isolement générés par l’étalement urbain, l’agonie des centres-villes, la disparition des petits commerces et des services publics de proximité – toutes choses issues de la « bonne gestion » de l’économie.
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