Le Monde
Par Alexandre Kauffmann Publié le 18 Septembre 2018
Ce dérivé de la cocaïne est réapparu dans le nord-est de Paris. « Le Monde » a suivi l’errance des consommateurs du « caillou », entre terrains vagues et stations de métro.
Au squat de la Colline, dans le 18e arrondissement de Paris, en 2015. PIERRE FAURE / HANS LUCAS
Main tendue, des silhouettes somnambuliques slaloment entre les voitures. Porte de la Chapelle (dans le 18e arrondissement de Paris), au cœur de l’après-midi, Marta (tous les noms des toxicomanes et des trafiquants ont été modifiés) a récolté assez d’argent, en deux heures de manche, pour acheter une « galette » de crack. Soit 15 euros pour quatre « cailloux », correspondant chacun à deux ou trois inhalations dans une pipe. Originaire du Portugal, cette ancienne coiffeuse de 32 ans — qui en a passé dix dans la rue — a les dents gâtées et un cocard sous l’œil gauche. « Je n’ai pas dormi depuis trois jours », lâche-t-elle en filant vers le boulevard Ney. Les yeux rivés sur le trottoir, elle hoche sans cesse la tête, fébrilement, une attitude que les addictologues appellent le « syndrome de la poule ». C’est habituel chez les « crackeurs » : victimes d’hallucinations, ils voient fleurir des galettes au sol.
Marta rejoint la « Colline », un terrain en pente situé entre le boulevard périphérique et la bretelle d’accès à l’autoroute du Nord. Quelques tentes de fortune, des fauteuils éventrés, un fil pour étendre le linge. Une trentaine de crackeurs vivent ici de façon permanente. Une centaine y passent quotidiennement pour acheter et fumer des galettes. Une odeur d’urine et de goudron chaud flotte sur l’herbe jonchée d’ordures. « C’est le seul endroit où tu trouves du caillou vingt-quatre heures sur vingt-quatre », explique Marta.
A peine s’avance-t-elle vers le squat que quatre « modous » — dealeurs de crack originaires d’Afrique de l’Ouest — la repèrent. Marta livre sa « ferraille », 15 euros en petites pièces. En échange, un modou lui donne un carré jaunâtre ressemblant à un morceau de parmesan : du crack, un dérivé fumable de la cocaïne, dont l’effet est à la fois plus rapide et plus puissant. La poudre est mélangée à une solution basique qui permet au principe actif de survivre au point de combustion.
Après avoir récupéré un « doseur » — terme hérité de l’époque où les pipes étaient fabriquées avec des doseurs à pastis —, Marta s’accroupit près d’un amas de détritus infesté de rats. Elle passe la flamme de son briquet sur le caillou pour le souder au filtre, puis l’embrase tout entier en tirant d’amples bouffées. Ses paupières frémissent sous la charge du produit, qui libère un flot confus de paroles. « Moi, je ne dors pas ici, c’est trop dingue, confie-t-elle. Il n’y a pas longtemps, un pote s’est fait couper une phalange pendant qu’il dormait, comme ça, sans raison… Je squatte à droite à gauche, en attendant de revoir mes deux filles, 9 et 11 ans… Elles sont placées à Lille. »
Mouvements pendulaires
Une de ses amies, Agnès, nous rejoint sur la Colline. Elle a 29 ans, des jambes squelettiques, une seule dent sur le devant. « Je viens de donner mon cul pour dix balles !, se plaint-elle. Le gars m’a d’abord proposé 5 euros. Je lui ai dit non, quand même, y a des limites à respecter. » La remarque arrache un soupir à Yacine, son compagnon de galère. A presque 50 ans, il se dit « fatigué de courir après le caillou ». D’autant qu’il n’a plus de chaussures. « On me les a piquées pendant la nuit, regrette-t-il. Le mieux, pour moi, ce serait de retourner en prison. J’aurais un toit, de la bouffe. » Ce matin, il a volé des crèmes hydratantes dans un magasin. Il espère les refourguer à un modou contre une galette. « Les Noirs adorent ce genre de soins pour le visage », croit-il savoir.
Le squat de la Colline, dans le 18e arrondissement de Paris, en 2015 : c’est un terrain en pente situé entre le boulevard périphérique et la bretelle d’accès à l’autoroute du Nord. PIERRE FAURE / HANS LUCAS
Mendicité, prostitution, errance : le quotidien des « forçats du caillou » n’a guère changé depuis l’arrivée de cette drogue à Paris, il y a trente ans. D’une pétition de riverains à l’autre, ces toxicomanes ont été repoussés à la lisière nord de la capitale et de la proche banlieue. Evacués au milieu des années 1990 de la place de la Bataille-de-Stalingrad, alors considérée comme le principal point de ralliement de crackeurs en Europe, les fumeurs de galette se sont repliés autour des stations de métro Marx-Dormoy et Porte-de-la-Chapelle.
Vite réinvestis, les alentours de la rotonde de Stalingrad ont été à nouveau expurgés au début des années 2000. Cette fois, les toxicomanes ont trouvé refuge dans des squats géants dans la Seine-Saint-Denis, eux-mêmes fermés à plusieurs reprises. Ces mouvements pendulaires se sont poursuivis jusqu’à la mise en place d’une zone de sécurité prioritaire (ZSP) autour de la place de la Bataille-de-Stalingrad en 2013, qui a précédé d’une année le démantèlement d’un vaste trafic dans une cité, près du bassin de la Villette.
Cette pression exercée « en surface » a incité les crackeurs à investir le métro. Ces dernières années, ils ont gagné des stations jusqu’ici épargnées : Saint-Lazare, Assemblée-Nationale, Montparnasse. Dans le nord-est de la capitale, il est arrivé qu’ils soient si nombreux sur les quais à certaines heures que les rames n’y marquaient plus d’arrêt. L’altercation entre un conducteur de métro et un toxicomane sur la ligne 12, en décembre 2017, a suscité une telle émotion parmi les syndicats et les associations d’usagers que la RATP, la préfecture et le parquet de Paris ont musclé la lutte anticrack avec la création d’un groupe local de traitement de la délinquance (GLTD). Refoulés des rues comme du métro, les consommateurs ne disposaient plus, dès lors, que d’un point de chute : la Colline.
La légende de la dépendance immédiate
La fermeture d’un centre local d’aide aux toxicomanes, la Boutique 18, puis celle de plusieurs structures de soutien aux migrants ont contribué à l’afflux de ces deux populations — sans-papiers et fumeurs de caillou — en bordure des voies rapides de la porte de la Chapelle, devenue une sorte de squat à ciel ouvert. A la fin du mois de juin, la Colline a été évacuée pour la dix-septième fois en dix ans. Peine perdue : quelques jours plus tard, les crackeurs étaient de retour. Expulsés de l’accotement droit de la bretelle d’accès à l’autoroute, ils l’ont simplement traversée pour investir le côté gauche.
« On a tellement caricaturé cette population qu’elle incarne aujourd’hui le stade ultime de la déchéance sociale » Catherine Pequart, directrice de l’association Charonne
Les opérations de sécurité se succèdent, les « damnés de la galette » demeurent. En marge des actions répressives, l’accompagnement social des usagers manque de moyens. Lors de l’évacuation de juin, environ quatre-vingts squatteurs ont demandé à bénéficier d’un hébergement — pour seulement cinquante places disponibles. Mais beaucoup d’entre eux n’ont même pas sollicité de prise en charge. Pour les crackeurs habitués à vivre en groupe dans la rue, la perspective de passer une nuit isolé entre quatre murs peut paraître angoissante. « Si on veut les aider à retrouver une forme d’autonomie, il faut avant tout changer notre regard sur eux, dit Catherine Pequart, directrice de l’association Charonne, établissement qui accompagne les toxicomanes parisiens. On a tellement caricaturé cette population qu’elle incarne aujourd’hui le stade ultime de la déchéance sociale. C’est comme si l’on réduisait l’ensemble des alcooliques à tous ceux qui dorment dans la rue. Les consommateurs de crack nous ressemblent plus qu’on ne le pense. Ils obéissent comme tout le monde à des règles de sociabilité, à des interdits, à des liens affectifs… »
Dans l’imaginaire collectif, les fumeurs de caillou ont en effet remplacé les héroïnomanes des années 1970 et 1980. Sous une forme plus caricaturale encore : on les réduit à des êtres sans discernement, livrés à des pulsions animales. La légende de la dépendance immédiate renforce l’idée qu’ils seraient socialement condamnés : une seule bouffée suffirait à les enfermer à jamais dans le piège du crack. « Même si ce produit a un fort potentiel addictogène, le manque instantané relève du mythe, précise Grégory Pfau, docteur en pharmacie attaché à l’unité d’addictologie de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière. Cette légende sert sans doute à faire peur et à marquer une césure entre “eux” et” nous”. » Séparation illusoire si l’on songe que le nombre de crackeurs ne cesse d’augmenter depuis une dizaine d’années, touchant une population toujours plus jeune et insérée.
Tradeurs, cinéastes, étudiante de Sciences Po…
En Ile-de-France, ils sont environ quinze mille. Quant à l’ensemble des Français, 0,6 % d’entre eux déclarent avoir une expérience du crack, soit dix fois moins que celle de la cocaïne. « Il est possible que ce ratio soit sous-estimé, prévient Agnès Cadet-Taïrou, médecin responsable du pôle Tendances récentes à l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT). Le crack a une image si négative que peu de personnes sont prêtes à en reconnaître l’usage sous ce nom, préférant considérer qu’elles fument de la “cocaïne basée”, qui désigne exactement le même produit sur le plan chimique. Il peut ainsi être difficile d’établir des ordres de grandeur dans la hausse de la consommation. » Quelques indicateurs en donnent toutefois la mesure : depuis 2011, la distribution de pipes à crack a triplé dans les centres franciliens des associations Charonne, EGO et Gaïa.
De l’avis général, les galettes ne séduisent plus seulement les vieux junkies sans travail ni domicile. Elles attirent aussi les jeunes issus de milieux plus favorisés. Ainsi, dans un centre d’accueil du quartier de la Goutte-d’Or, une étudiante de Sciences Po vient régulièrement renouveler sa pipe en verre résistant à la chaleur. Au 2e district de police judiciaire (DPJ), dont la compétence s’étend au Nord-Est parisien, un enquêteur voit passer depuis trois ans des consommateurs tradeurs ou réalisateurs de cinéma. Du côté des services de réanimation de l’hôpital Lariboisière, on accueille également davantage d’usagers insérés, en particulier parmi les adeptes du « chemsex », pratique mélangeant sexe et drogues en vogue dans certains milieux gay. Quant à Khoule, un dealeur sénégalais que nous avons rencontré place de Stalingrad, il affirme dans un français approximatif : « Je vois beaucoup de “bureaucrates.” »
Stéphane, 43 ans, responsable d’une agence de tourisme à Paris, fait partie de ces usagers aisés et discrets. Il boit quotidiennement de l’alcool, sniffe chaque semaine de la cocaïne et s’offre trois à quatre fois par an une session de « free base », crack « cuisiné » artisanalement par le consommateur. « La galette, ça reste exceptionnel, dit-il. Les sensations sont très fortes. Fumer un caillou, c’est comme un coup de Taser sur le cerveau. La première heure, on est un empereur ; la deuxième — au moment de la descente — une vraie merde… » Il y a quelques années, en plus du free base, Stéphane achetait parfois des galettes à la cité Reverdy, dans le 19e arrondissement. En général, les consommateurs insérés préfèrent s’approvisionner de cette manière, au pied des ensembles HLM, où le système de deal est fixe, plutôt que dans la rue, auprès des modous.
Dealeurs et marabouts
Avant le démantèlement du trafic, en 2014, la cité Reverdy était le premier point de vente de crack en France, sinon en Europe. Près de trois cents clients y défilaient chaque nuit. Derrière les grilles de la cité, cagoule sur la tête, bombe lacrymogène en main, les dealeurs servaient une file ininterrompue de crackeurs. « Les toxicomanes étaient traités comme du bétail dans un corral, se souvient le commandant Franck F., alors chargé de l’enquête à la brigade des stupéfiants. La distribution était industrielle. Quatre rabatteurs et une dizaine de guetteurs patrouillaient autour du point de vente — surnommé le “zoo” à cause des grilles qui l’entouraient. La famille à la tête de ce trafic faisait construire une villa de trente-deux pièces au Mali, pays dont elle était originaire. » Vingt-six personnes avaient ensuite été interpellées et 200 000 euros saisis.
La fermeture du « zoo » a dispersé les usagers, ce qui les a rendus plus visibles aux yeux des riverains. Elle a également accru la volatilité du trafic en favorisant le retour des modous, ces dealeurs mobiles dont le marché avait été sévèrement amputé par le « réseau Reverdy ». A la différence des vendeurs de cité, ces trafiquants n’obéissent à aucune hiérarchie. « Nous n’avons pas de chef, mais on se connaît tous entre Sénégalais, confirme Alboury, un modou de 35 ans, actif dans le nord de Paris depuis une décennie. Les vendeurs de rue appartiennent en général à la même confrérie soufie, celle des mourides. Bon, le deal n’est peut-être pas très raccord avec ces préceptes religieux, mais au moins, parmi nous, personne ne touche au crack. C’est une règle d’or. »
« S’il y a des progrès dans la prise en charge des usagers, notre législation reste l’une des plus répressives d’Europe » Céline Grillon, Médecins du monde
Beaucoup de modous sont formés à cette activité avant même de quitter le Sénégal. Ils apprennent à transformer la cocaïne en crack et à caler des galettes au-dessus de leur glotte, un procédé qui permet de les avaler en cas d’intervention de la police. « On s’entraîne parfois avec des M & M’s !, plastronne Alboury. Il faut apprendre à les bloquer dans la gorge, puis à les faire remonter en contractant un muscle. Ça devient une habitude. En ce moment, alors que je bois une bière avant d’aller au travail, j’ai trente galettes au fond de la gorge… »
Près de 90 % des modous interpellés n’ont pas de titre de séjour. « J’ai été plusieurs fois en prison, précise Alboury. On m’a même renvoyé au pays. Je suis revenu. Ma femme loue un appartement à Saint-Denis, où sont nos deux enfants. » Il exhibe une ceinture en cuir : « Depuis la prison, j’ai pris des précautions. Pour 400 euros, un marabout m’a envoyé cette ceinture du Sénégal. Elle me protège contre la police. » Les modous versent environ un cinquième de leurs bénéfices à des marabouts — le plus souvent extérieurs à la confrérie mouride — censés les aider dans la conduite de leurs affaires : colliers magiques, don d’invisibilité, sorts jetés aux enquêteurs… « Je vends une trentaine de galettes chaque jour, poursuit Alboury. Ça me rapporte environ 200 euros. Pas grand-chose vu les risques. Je vais bientôt arrêter ce business pour trouver un boulot propre. Dans ce métier, on ne dort jamais profondément… »
Zizanie dans le métro
Depuis 2016, les modous sont traqués dans le métro par un groupe spécialisé de la brigade des réseaux franciliens (BRF), treize policiers en civil chargés de lutter contre ce trafic toujours plus mobile. Beaucoup de vendeurs de crack, facilement identifiables dans les couloirs de certaines stations, font à présent leurs affaires à bord des rames afin de déjouer les dispositifs de surveillance. « Les interpellations sont délicates, souligne le capitaine Alexandre V., responsable de cette unité. Le métro est un environnement confiné, mouvant et électrifié. Tant qu’ils n’ont pas avalé leurs galettes, les modous sont prêts à tout pour fuir. Certains tentent même de s’échapper par les voies. »
Fumeur de crack au squat de la Colline, dans le 18e arrondissement de Paris, en 2015.
Fumeur de crack au squat de la Colline, dans le 18e arrondissement de Paris, en 2015. PIERRE FAURE / HANS LUCAS
Sur les quais du réseau Transilien de la gare du Nord, par une fin d’après-midi caniculaire, le groupe d’Alexandre V. a repéré une transaction suspecte. Les policiers appréhendent d’abord le client présumé — un Géorgien d’une quarantaine d’années, détenteur d’une galette —, puis le dealeur — un Sénégalais à peine majeur, coiffé d’une casquette de base-ball. Le jeune homme n’a pas de papiers sur lui. En revanche, comme la plupart des modous, il possède un passe Découverte (carte de transports en commun), version anonyme du passe Navigo : pour ne pas attirer l’attention, il est préférable d’avoir un titre de transport en règle.
« Le crackeur se reconnaît au premier coup d’œil. Il a le souffle court, des chaussures pourries et des entailles sur les mains »
Le Géorgien, menottes aux poignets, hurle sur le quai : « J’ai une ordonnance pour la galette de crack ! Vous n’avez pas le droit de me toucher, je travaille pour le Mossad ! » Chaque année, la BRF interpelle plusieurs centaines de personnes sur les lignes 4 et 12, mais aussi 8 et 9. Les équipages en tenue — ceux de la police et de la RATP — jouent, quant à eux, un rôle plus dissuasif. Leur seule présence suffit le plus souvent à éloigner les modous et les crackeurs.
De l’aveu même d’UNSA-RATP, syndicat monté au créneau à la fin de 2017, ces efforts ont permis de réduire les nuisances dans le métro. Il ne reste pas moins facile de s’y procurer un caillou, comme l’attestent les expéditions d’Ashraf, fumeur de crack et indicateur de la police judiciaire depuis quinze ans. Nous lui emboîtons le pas à la station Strasbourg-Saint-Denis, où il vadrouille en quête de modous à piéger. « Il y a deux techniques pour les trouver, professe-t-il. On peut les repérer directement ou suivre un toxico qui mène à eux. Le crackeur se reconnaît au premier coup d’œil. Il a le souffle court, des chaussures pourries et des entailles sur les mains, à force de couper et de brûler les galettes. »
L’informateur critique au passage notre tenue : « Les vestes, ça fait flic. Les crackeurs sont en tee-shirt, ils ont toujours chaud ! »
« Nous n’étions pas tombés sur Pablo Escobar »
Au bout d’une dizaine de minutes, dans un couloir, il accroche un grand Sénégalais tiré à quatre épingles, qui prétend s’appeler Zorro. Son tarif : 20 euros la galette. Ashraf lui demande s’il accepte les Ticket Restaurant. « A la moitié de leur valeur », acquiesce le dealeur. Contrairement aux vendeurs de cité, les modous échangent volontiers leurs cailloux contre des vêtements, des recharges de téléphone ou même de la nourriture. « Si vous voulez d’autres galettes, textez-moi », conclut Zorro en nous laissant un numéro de portable. Ashraf le transmettra à la police. « Lui, la semaine prochaine, il dort en prison », prévoit l’informateur, tandis que le modou disparaît au fond de la station.
C’est en s’appuyant sur ce type de renseignements que les enquêteurs réussissent à identifier les fournisseurs. Avec, à la clé, un double constat : il n’existe pas d’importation directe de crack en France ; les filières de galettes conduisent toutes à un trafic de cocaïne. Les modous l’achètent d’abord en quantités restreintes — au maximum 500 grammes — puis la « cuisinent » à flux tendus, en fonction de la demande. A la différence des réseaux structurés de cité, ils ont peu de moyens pour investir.
Si les saisies de crack progressent en région parisienne — seul marché important de France —, elles ne dépassent jamais un demi-kilo. Au 1er district de police judiciaire, chargé des beaux quartiers du nord-ouest de la capitale, le record plafonne à 200 grammes ; au 2e DPJ, qui couvre entre autres la Colline, la Goutte-d’Or et Stalingrad, il atteint 400 grammes.
« Il y a un an, en perquisitionnant la chambre d’un modou dans un foyer, nous avons trouvé une vingtaine de galettes et 4 000 euros, dont 2 000 en pièces, se souvient un enquêteur. Autant dire que nous n’étions pas tombés sur Pablo Escobar ! » « Repousser la tentation »
Si elles sont mouvantes et dépourvues de hiérarchie, les filières s’étagent souvent de la même manière : grossistes de cocaïne, semi-grossistes, modous-cuisiniers, modous de rue. Le caillou ne circule qu’entre petites mains, dans les branches inférieures du trafic. Quand les services de police coupent un rameau, il repousse aussitôt ailleurs. C’est pourquoi le crack n’est pas une priorité pour la brigade des stupéfiants de Paris, dont les enquêtes se concentrent sur les trafics d’envergure. « On s’attaque à la source, résume le commissaire Christophe Descoms, à la tête de cette brigade. Plus la cocaïne est disponible — ce qui est le cas aujourd’hui, surtout avec l’approvisionnement guyanais —, plus le caillou a de chances de prospérer. »
Au squat de la Colline, dans le 18e arrondissement de Paris, en 2015.
Face à l’augmentation du nombre de crackeurs, la loi française, qui tente de concilier impératifs sanitaires et répressifs, semble atteindre ses limites. Soucieuses d’accentuer le versant préventif de leurs actions, la préfecture d’Ile-de-France et la RATP ont ouvert pour la première fois les portes du métro à des associations d’aide aux toxicomanes. « S’il y a des progrès dans la prise en charge des usagers, reconnaît Céline Grillon, de Médecins du monde, notre législation reste l’une des plus répressives d’Europe. Le fait de pénaliser l’usage du crack nuit à la prévention, accroît les risques sanitaires et maintient la consommation à un niveau élevé. L’injonction thérapeutique — l’option le plus souvent proposée par les magistrats aux usagers — est une réponse beaucoup trop courte face à cette drogue. »
A la différence des opiacés, il n’existe en effet pas de solution médicamenteuse contre l’addiction au crack. Seul un accompagnement psychologique et social sur le long terme permet de vaincre les insomnies, les hallucinations et les crises de paranoïa associées à l’« appel du caillou ». « Pour s’en sortir, il ne faut laisser aucun trou dans son emploi du temps, affirme Samuel, un photographe professionnel, en sevrage depuis dix mois, après huit ans de consommation intensive, dont trois passés dans la rue. L’amour, le travail, le sport, la famille, les amis, tout ça permet d’occuper le vide et de repousser la tentation. »
Les injonctions de la justice ont-elles une quelconque utilité dans ce processus ? « La voie choisie est de forcer la personne concernée à se faire aider à sortir de la dépendance, rappelle Olivier Christen, procureur de la République adjoint au parquet de Paris. Ne serait-ce que pour ceux qui réussissent, cette réponse vaut la peine d’avoir été utilisée. » Marta, elle, en est encore loin. Ce soir, ferraille dans les poches, elle est de retour à la Colline, à la recherche d’une nouvelle galette.
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