Dans une tribune au « Monde », Adeline Hazan, contrôleure générale des lieux de privation de liberté, plaide, alors que l’hôpital public est en crise, pour une remise en question de la « culture de l’enfermement ».
LE MONDE | | Par Adeline Hazan (Contrôleure générale des lieux de privation de liberté)
Tribune. La psychiatrie vit aujourd’hui une grave crise, comme en témoignent les mouvements sociaux en cours dans plusieurs hôpitaux.
Les causes ? Manque de personnel, indignité des locaux, saturation des urgences, bien sûr. Mais les soignants ne se mobilisent pas seulement pour des moyens, ils le font surtout dans l’intérêt des patients, qui les préoccupe plus encore que leurs conditions de travail.
Depuis 2014, j’ai fait de la psychiatrie une priorité de mon action de contrôleure générale des lieux de privation de liberté. Au-delà du manque de moyens, c’est la culture même de l’enfermement qui doit être remise en question. Il faut sans plus attendre interroger la conception du soin qui a conduit la psychiatrie dans cette impasse.
Le nombre de lits en psychiatrie a baissé de plus de la moitié en cinquante ans mais les hospitalisations sans consentement ne cessent d’augmenter. Les personnes hospitalisées, y compris en soins libres, sont de plus en plus souvent placées dans des unités fermées, comme nous l’observons à chacune de nos visites.
L’exiguïté et la vétusté des locaux, ainsi que la surcharge de travail du personnel, aggravent la situation en privant les patients d’un environnement digne et des activités indispensables pour préparer leur retour dans la communauté. L’absence de structures d’accueil conduit trop souvent à prolonger indûment des séjours à l’hôpital.
L’un des pays européens qui enferme le plus
Les centres médico-psychologiques, services de proximité indispensables, sont trop peu nombreux et surchargés, de sorte que, les crises n’étant pas anticipées, les hospitalisations sous contrainte deviennent inévitables.
Pour comprendre pourquoi la France est l’un des pays européens qui enferme le plus les personnes atteintes de troubles mentaux, un retour en arrière est nécessaire. La loi de 1838 avait fait de l’internement l’unique forme de prise en charge des « aliénés ». Rappelons-nous qu’oubliés de tous, près de 50 000 d’entre eux sont morts de faim sous l’Occupation.
Après-guerre, de nombreux psychiatres ont voulu sortir de la logique asilaire et réfuter le principe selon lequel l’enfermement était le seul « soin » possible.
A partir des années 1960, le développement de la psychothérapie institutionnelle a conçu l’hospitalisation comme un épisode bref de la prise en charge du patient, entre des périodes de soin en milieu ouvert. Il s’agissait alors d’éviter de séparer le malade de son entourage et de garantir la continuité des soins.
Le nombre de lits a été réduit, l’hôpital s’est ouvert, des conseils locaux de santé mentale ont été créés, réunissant patients, familles, soignants et élus. De nombreux services psychiatriques ont déverrouillé leurs portes, y compris pour des patients admis sans leur consentement, considérant la liberté d’aller et venir comme essentielle à l’efficacité du soin.
Tournant sécuritaire
Dans les années 2000, cette culture de la bienveillance s’est érodée et on s’est mis à ne voir dans le malade mental que sa potentielle « dangerosité », le plus souvent fantasmée. Le « discours d’Antony » prononcé le 2 décembre 2008 par le président de la République d’alors, Nicolas Sarkozy, symbolise le mieux ce tournant, inspiré par la volonté non plus d’améliorer le soin, mais d’accroître encore les mesures de sécurité.
Le droit applicable aujourd’hui ne tranche pas cette contradiction : il protège la liberté du patient par un contrôle du juge, mais aggrave aussi le contrôle social en renforçant les pouvoirs du préfet. La création, dans la loi de juillet 2011, de l’hospitalisation sans consentement « en cas de péril imminent » a provoqué une augmentation du nombre des hospitalisations contraintes, désormais facilitées donc légitimées. Si une réforme de 2016 a fixé des objectifs salutaires de réduction de l’isolement et de la contention, ces derniers ne sont pas atteints et sont occultés par des obligations procédurales formelles.
Aujourd’hui, la plupart des services de psychiatrie sont des structures closes, limitant sans raison la liberté d’aller et venir des patients. Cette logique de fermeture domine, y compris pour des malades en soins libres, et les moyens dont dispose la psychiatrie ne permettent pas de proposer des soins adaptés à l’objectif de réinsertion des patients.
Cette situation ne peut durer : il est possible de soigner mieux en enfermant moins.
Des modèles aux résultats positifs
En juin 2018, la ministre des solidarités et de la santé, Agnès Buzyn, a présenté une « feuille de route pour la santé mentale et la psychiatrie ». Si l’objectif de garantir des soins coordonnés et une offre accessible, diversifiée et de qualité doit être salué, la volonté de concevoir de nouvelles formes de soin et de limiter l’hospitalisation sous contrainte fait défaut.
Il existe pourtant des modèles de prise en charge dont on peut évaluer les résultats positifs. Certains établissements pratiquent des formes alternatives d’hospitalisation ou mettent en place des prises en charge « dans la cité ». D’autres restreignent le nombre des places en unités fermées et n’ont pas recours à l’isolement ou à la contention.
Si on ne limite pas la contrainte et l’enfermement aux rôles transitoires qui doivent être les leurs, on ne sortira pas de la crise de la psychiatrie, et on risque de consacrer des moyens à des objectifs non pertinents.
LA CRISE NE FERA QUE S’AGGRAVER SI LA SANTÉ MENTALE DEVIENT L’INSTRUMENT D’UNE POLITIQUE DE SÉCURITÉ
Il est urgent de réévaluer la chaîne complète de prise en charge de la maladie mentale : des services accessibles pour accompagner les patients dans leur quotidien et prévenir les crises, des hôpitaux pratiquant par principe une hospitalisation en unité ouverte avec des exceptions rares, médicalement justifiées et régulièrement réévaluées, des politiques ambitieuses de réduction de l’isolement et de la contention et, enfin, des structures médico-sociales adaptées à la prise en charge en fin d’hospitalisation.
L’hôpital est en crise, la psychiatrie l’est encore davantage. Cette crise ne fera que s’aggraver si la santé mentale devient l’instrument d’une politique de sécurité au détriment d’une intégration dans la cité fondée sur une autre conception du soin.
La réforme à venir du système de santé n’atteindra pas ses objectifs si la prise en charge des personnes souffrant de troubles mentaux n’est pas modifiée en profondeur afin d’hospitaliser moins et de faire du respect de la dignité et de la liberté des patients un levier de leur retour à la vie normale.
Adeline Hazan a été députée européenne puis maire socialiste de Reims (2008-2014). Elle est depuis 2014 la Contrôleure générale des lieux de privation de liberté.
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