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vendredi 21 septembre 2018

Kamel Daoud : « L’orgasme n’est pas un complot occidental »

Dans une tribune au « Monde », l’écrivain algérien critique la traque de la sexualité par les religieux du monde musulman.
LE MONDE  | Par 
Tribune. Le sexe est-il l’ennemi d’Allah ou de Jéhovah ou de Dieu ? Dans le monde musulman, aujourd’hui, l’opposition entre les deux est violente quoiqu’on cherche à le nier sous prétexte de « culture différente », par refus de « l’essentialisme », comme il est à la mode de le formuler aujourd’hui, ou par narcissisme, toujours exacerbé chez le post-colonisé.
Il est pourtant au cœur des discours du prêcheur dans les mosquées, du cheikh qui occupe les télés religieuses, ou des thématiques qui ont les faveurs des médias islamistes ou conservateurs, de la harangue des foules ou des excès des réseaux sociaux.

Société idéalisée et asexuée

La chasse au sexe – formule lapidaire pour désigner la criminalisation de la sexualité –, au prétexte de la vertu, revêt même les attributs d’une guerre pour « sauver » l’identité, se faire gardien d’une « culture nationale authentique », ou même d’une société idéalisée et asexuée dans des pays musulmans.
« LE SEXE, LA SEXUALITÉ, L’ORGASME, LE CORPS SONT D’AILLEURS CONFONDUS, SCIEMMENT DANS LA RHÉTORIQUE DES PROSÉLYTES, AVEC L’OCCIDENT COMME CORPS FANTASMÉ. »
Le sexe, la sexualité, l’orgasme, le corps sont d’ailleurs confondus, sciemment dans la rhétorique des prosélytes, avec l’Occident comme corps fantasmé. Un Occident licencieux, libertin, sans « valeurs », qui s’effondre, selon les prêcheurs. Opposé à une nation, une oumma – collectivité transnationale, théologique –, vertueuse, vraie et différente.
La sexualité, autant que la ligne de l’histoire coloniale devenue aussi une rente idéologique, sert à la démarcation violente et sans appel avec l’Autre. Nous ne sommes pas « eux », les Occidentaux, les étrangers. Chez nous, le sexe doit être sous le coup de la loi ou de la loi religieuse, pas transcendant comme érotisme, art, passion, épopée intime de l’individu. Il est du domaine de l’interdit, du rite, pas de celui de la vie, de l’amour ou du droit au corps.

La peur et l’ignorance

Du coup, parler de sexe est sous le monopole du discours religieux depuis des décennies. Personne n’est plus expert en sexologie fantasmatique, en manuel pour coucher avec les houris [vierges célestes] que les docteurs de la loi, la galaxie des cheikhs et les militants croyants. Ils en décident tous selon une vieille clause religieuse valable pour les autres monothéismes : si tu es un homme, ton corps n’est pas le tien, il est celui de Dieu. Quand tu es une femme, ton corps appartient à ton Dieu, mais aussi à ton homme, à ton propriétaire ou ton grand frère, ton père ou ton fils aîné.
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Les cheikhs parlent de sexe autant qu’autrefois on parlait des stations mystiques et des visions chez les grands soufis. Ils en détaillent l’enfer sur terre et le paradis après la mort, décrivent les houris comme s’ils les scrutaient à travers une fenêtre, et ils remplacent tragiquement l’orgasme par la douleur et la tension du manque qui sera comblé ultérieurement.
Le discours religieux, évitant la confrontation directe avec les régimes ou les opinions des élites réfractaires, ne s’attarde presque jamais sur la corruption, les mandats à vie, les dictatures ou les Constitutions violées, mais sur le sexe, le bikini, la jupe, le genou de la femme, le visage, l’attouchement, la hauteur du talon de la chaussure féminine, l’interdiction de la chirurgie esthétique, l’interdiction d’épiler une femme non mariée dans les salons de beauté, etc. Le sujet est fédérateur, vieux comme le monde, lieu du malaise, de l’hésitation, de la douleur et de l’espoir de jouissance, de la peur et de l’ignorance.

Menace de dissolution du groupe

Mais pourquoi le sexe fait-il si peur, au point de servir au prêcheur comme au policier pour immobiliser et mobiliser la société, et déposséder l’individu de son corps ?
Des pistes de réponses : le sexe suppose essentiellement la liberté, qui est le contraire de la dictature ou de la soumission. Il suppose aussi l’appropriation de son corps et donc la proclamation de la possession et de l’individualité. Dès qu’on a droit à son corps, on a droit au reste, ou on le réclame.
« LA SEXUALITÉ VÉCUE LIBREMENT (…) RISQUE, À FORCE D’AMOUR ET D’ORGASMES, DE MENER À LA CONCLUSION QUE LE PARADIS D’ICI-BAS VAUT MIEUX QUE LE PARADIS PROMIS. »
Cette incarnation de l’individu est le contraire de la collectivité, de la tribu, de la oumma ou du groupe. Autre paradoxe : la sexualité est la mécanique qui perpétue le grégaire, mais c’est aussi son contraire. La sexualité vécue librement, visant la jouissance et pas seulement la procréation régentée par la loi et le rite, risque, à force d’amour et d’orgasmes, de mener à la conclusion que le paradis d’ici-bas vaut mieux que le paradis promis. De quoi saper à la racine la promesse si ancienne des gardiens du dogme de la soumission. Le sexe libéré sera la proclamation, révolutionnaire, de la primauté de la femme aimée sur la houriespérée.
On comprendra donc que le sexe est vécu comme la menace de la dissolution du groupe, mais aussi comme un renversement de la hiérarchie religieuse : le corps vaut plus que l’âme. C’est donc la primauté de la vie sur l’au-delà, de la liberté sur la soumission, de la jouissance sur la promesse, de la caresse sur la prière, du baiser sur la conversion.

Déclassement de la jouissance

Soumise à la règle religieuse ou du régime, la sexualité perd de sa puissance d’infraction ou de contestation (tous les régimes totalitaires sont puritains, étrangement) et se retrouve appelée à assurer une fonction de procréation et de perpétuation qui déclasse la jouissance.
Le sexe serait le contraire du texte, du dogme à tout point de vue, alors ? Même si cela n’est pas vrai, même si l’histoire des empires musulmans a connu des raffinements époustouflants que les amateurs d’âges d’or ne cessent de rappeler, même si le sexe est irrépressible et que son empire est aussi vaste que l’inquisition qui le repousse à la marge, aujourd’hui il est malade ou pris en otage. Il est le lieu profond et clandestin de la sécularisation empêchée, l’espace de la douleur qu’on nie et de l’espérance à laquelle on sursoit.
Irrépressible et impossible à contenir, le sexe se replie à défaut vers les espaces de la marge ou de la pathologie : il devient parfois inceste, infraction, clandestinité, viol et harcèlement, tricherie sur les apparences, fait divers, inquisition. Le couple, pour construire la caresse ou l’orgasme, se réfugie dans les cimetières, les jardins, les appartements clandestins, les plages désertes et inquiétantes, les voitures garées dans des coins perdus, les hôtels de luxe pour les plus nantis.
Et l’amour ? C’est une histoire d’Occident ou du passé nostalgique, assure-t-on. Il a existé avant la chute de Grenade, selon le mythe d’une Andalousie fantasmée, à l’époque des Abbassides ou quand le cinéma était égyptien, pense-t-on peut-être. Depuis, les choses ont changé : officiellement, l’amour c’est pour après le mariage, la liberté sexuelle pour après la mort.
Est-ce tout ? Est-ce vrai ? Où retrouver l’amour donc ? Comment le vit-on ? Par mille ruses. Comme une évasion de prison. Un proverbe algérien amusant veut que « l’amour des fenêtres [n’aboutisse] jamais ». Vieille métaphore urbaine sur ces amours impossibles entre une jeune femme enfermée dans une maison, penchée par la fenêtre, et son amoureux qui lui fait des signes de loin. Scène de la frustration, de l’impossibilité ancestrale.

Générations perdues entre YouPorn et la fatwa

Aujourd’hui, ce n’est plus le cas : l’amour est justement possible par les « fenêtres ». Celles d’Internet, des réseaux sociaux, champs virtuels qui mènent parfois au « concret », où se réfugient les couples, comme ils le font dans les jardins inquiets.
Internet a réinventé la sexualité et l’amour, les a rendus possibles ou malades, a restitué la possibilité de voir le nu ou de s’y abîmer, d’apprendre à faire l’amour ou de transformer le désir en insultes, violences et pathologies. Internet a été la révolution des sens, mais n’a pas encore mené à la révolution contre les hiérarchies. Y sont nées des générations perdues entre YouPorn et la fatwa. Le « chat » et la paranoïa.
« AIMER N’EST PAS TRAHIR SON IDENTITÉ, L’ORGASME N’EST PAS UN COMPLOT CULTUREL OCCIDENTAL ET LA FEMME N’EST PAS UNE HONTE À CACHER OU À VOILER. »
Cependant, l’amour est encore possible même traqué, visible par sa résistance, son irréductibilité aux rites et aux lois, par l’obsession maladive qu’il provoque chez les intégristes qui en traquent les signes commeles cadenas posés par des couples en 2013 sur le pont de Telemly à Alger. Il est dans le raï, dans les cabarets d’Oran ou nomade dans les voitures où se cachent les couples, dans la danse rare ou l’exil, dans le roman et le verbe. Censuré mais nécessaire à la perpétuation du sens, l’amour est moins pratiqué que la prière, mais il existe encore.
A la fin ? Le sexe est un miroir que l’on traverse avec bonheur. Ou qu’on brise avec colère. C’est le lieu de notre possible guérison. Aimer n’est pas trahir son identité, l’orgasme n’est pas un complot culturel occidental et la femme n’est pas une honte à cacher ou à voiler. Il nous faut casser le monopole du discours religieux ou de la loi sur le sexe, se réapproprier le droit sur le corps pour entamer cette guérison et cesser de parler d’identité ou de culture, là où il ne s’agit que de dépossession ou de déni.
Kamel Daoud est un écrivain et journaliste algérien. Il est l’auteur de plusieurs romans dont « Meursault, contre-enquête » (Actes Sud, 2014, prix Goncourt du premier roman 2015) et de « Zabor ou les Psaumes » (Actes Sud, 2017, prix Méditerranée 2018). Son prochain ouvrage, « Le Peintre dévorant la femme », paraîtra en octobre chez Stock.

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