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lundi 17 septembre 2018

Camille Froidevaux-Metterie, un féminisme de l’intime

La professeure de science politique publie début octobre « Le Corps des femmes. La bataille de l’intime » (Philosophie magazine Editeur), dans lequel elle s’attache à redonner sa valeur au corps féminin.
LE MONDE |  Par 

C’est un chemin périlleux que parcourt Camille Froidevaux-Metterie, mais lorsqu’on s’apprête à fêter ses 50 ans, on s’affranchit plus légèrement de certains obstacles – y compris dans le milieu universitaire, pourtant sévère avec les dilettantes.
En « féministe optimiste », elle avance, donc. En dépit de tous ceux – celles, surtout – qui lui feront un procès en légitimité, elle défend sa conviction : après avoir ­gagné à la fin du XIXe siècle la bataille du vote, puis, successivement, celles de la procréation, du travail, de la famille et du genre, le féminisme occidental est entré au tournant du millénaire dans une nouvelle phase, qu’elle nomme son « tournant génital ». Une thèse qu’elle développe dans Le Corps des femmes. La bataille de l’intime (Philosophie magazine Editeur, à paraître le 4 octobre), et dont la ­coloration phénoménologique teintait déjà son précédent ouvrage, La Révolution du féminin (NRF Gallimard, 2015).

Est-ce d’être entrée en autodidacte dans le cercle restreint des études féministes ? D’avoir travaillé une quinzaine d’années sur un tout autre thème – les rapports entre politique et religion –avant de changer de direction ? ­Diplômée de Sciences Po, titulaire d’une thèse de philosophie politique à l’EHESS, Camille Froidevaux-Metterie n’aime rien tant que sortir des cases.
En 2011, elle entame ainsi une ­enquête de terrain auprès d’une cinquantaine de femmes politiques – conseillères municipales ou régionales, sénatrices ou députées, ministres –, qu’elle interroge sur leur vécu dans l’arène du pouvoir. Un an plus tard, elle commence à tenir un blog sur le site de Philosophie magazine, « Féminin singulier », dont Le Corps des femmes constitue la version augmentée.
« Portée par un agacement »
« J’étais portée par un agacement, explique-t-elle dans l’introduction de ce petit ouvrage. J’observais dans le champ des études féministes une curieuse disparition, celle du sujet féminin dans sa dimension incarnée. Nulle part ou presque il n’était question de ces problématiques corporelles que les femmes éprouvent au quotidien : la sexuation (avoir des seins, avoir ses règles, avoir un corps conforme), la maternité (désirer ou non, puis attendre – ou perdre – un enfant, accoucher), la sexualité (la découvrir, y prendre du plaisir, la subir, en souffrir). »
Six ans plus tard, elle mesure la portée du changement : de la campagne menée – avec succès – en 2015 pour baisser la taxe sur les protections hygiéniques à la question débattue cette année de l’ouverture de la PMA à toutes les femmes, en passant par la publicisation de l’endométriose (2016), la dénonciation des violences obstétricales ou la figuration du clitoris dans un ­manuel scolaire français (pour la première fois en 2017), « une nouvelle génération de féministes, affirme-t-elle, se saisit des sujets corporels ».
Quand, et comment, a grandi chez elle cet ­intérêt pour la « dimension incarnée de l’existence féminine » ? La graine, longue à germer, a peut-être été semée par son aïeule paternelle. « Née en 1910, ma grand-mère a fait partie de ces étudiantes qui ont précocement investi les bancs de la Sorbonne, puis des Beaux-Arts, ­faisant craindre une invasion féminine dommageable pour la science », raconte Camille Froidevaux-Metterie dans La Révolution du ­féminin. Après quoi elle se consacra… à ses six enfants.
Quant à sa propre mère, elle n’a travaillé que dans l’ombre, pour assister son ­conjoint architecte de façon non rémunérée. « Je suis donc, poursuit-elle, la première femme publique de ma famille. C’est à moi (et à ma sœur) qu’est revenue la responsabilité d’entrer à pieds joints dans l’espace social, mais je l’ai fait sans imaginer au préalable que je devrais pour cela désinvestir l’espace privé. » La réalité se chargera vite de le lui rappeler.
L’« expérience du féminin »
Comme pour bien des femmes, le dédoublement de ses vies professionnelle et personnelle ne va pas de soi pour la jeune chercheuse. A 34 ans, lorsqu’elle obtient le poste de maîtresse de conférences qu’elle attendait, elle est enceinte. Deux espoirs incompatibles se réalisent en même temps : la période est douloureuse, matériellement et psychologiquement. « Tout s’est passé comme si l’accès au monde social ­devait se payer du prix d’un renoncement aux gratifications de mon monde intime », résume-t-elle.
Désireuse d’approfondir cette question, elle découvre que rien ou presque n’a été écrit, en France, sur cette « expérience du féminin ». De ce vide naît sa reconversion. Admise en 2011 à l’Institut universitaire de France, elle oriente ses recherches sur la corporéité féminine, dans une démarche phénoménologique héritée de Maurice Merleau-Ponty et Simone de Beauvoir.
« SI LE CORPS DES ­FEMMES DEMEURE TOUJOURS LE VECTEUR PRIVILÉGIÉ DE LA DOMINATION MASCULINE, IL EST AUSSI LE ­VECTEUR POSSIBLE D’UN AFFRANCHISSEMENT ET D’UNE NOUVELLE ÉMANCIPATION ».
« Pour la phénoménologie, l’existence est une incarnation perpétuelle qui implique que chacun se découvre toujours en situation, ­immergé dans un contexte historique et ­culturel donné », rappelle-t-elle. Mais cette ­approche, dans un premier temps, n’intègre pas la dimension sexuée de la corporéité : « Le corps phénoménologique est en fait un corps générique universel, donc un corps mâle. »
Il faudra ­attendre Simone de Beauvoir pour que soit ­enfin pris en compte le corps féminin –sujet pour les femmes, objet pour les hommes. C’est cette phénoménologie féministe que souhaite explorer Camille Froidevaux-Metterie, convaincue que, « si le corps des ­femmes demeure toujours le vecteur privilégié de la domination masculine, il est aussi le ­vecteur possible d’un affranchissement et d’une nouvelle émancipation ».
Le corps, « un fil rouge du féminisme »
Son approche est-elle si nouvelle ? Le fait que les jeunes féministes luttent pour la reconnaissance de leur corps sexué marque-t-il véritablement une étape dans la lutte pour l’égalité ? « Depuis le milieu du XIXe siècle, le corps est central dans la lutte des femmes pour leurs droits et leurs libertés – celle de se mouvoir, par exemple, et de faire de la bicyclette », tempère Florence Rochefort.
Plutôt qu’un renouveau, cette historienne du CNRS, qui vient de publier Histoire mondiale des féminismes (PUF, « Que sais-je ? », 128 p., 9 euros), voit une continuité dans la réappropriation de leur corps par les femmes au cours du dernier demi-siècle. Les années 1970, rappelle-t-elle, sont celles du droit à la jouissance. Mais aussi du planning familial (créé en 1967), qui n’a cessé de mettre le corps des femmes au centre de sa mission.
Si Camille Froidevaux-Metterie admet volontiers que le corps est« un fil rouge du féminisme depuis les origines », elle n’en affirme pas moins qu’« une fois obtenu le droit à la contraception et à l’avortement, en même temps qu’une supposée libération sexuelle, d’autres combats sont apparus dans lesquels le corps “vécu” est devenu secondaire ».
Une ­assertion que module également l’historienne et sociologue Delphine Gardey, professeure d’histoire contemporaine à l’université de ­Genève. « Ce n’est pas le corps qui a disparu de l’espace public dans les années 1980-1990, mais le positionnement féministe dans son ­ensemble, constate-t-elle. Après les grandes victoires de la maîtrise de la fécondité, celui-ci est brusquement devenu irrecevable, sans audien­ce ni légitimité, comme si l’essentiel était acquis. » Ce n’est qu’à l’aube des années 2000 quelle voit apparaître une nouvelle génération de féministes, « mieux informées,au sens critique aiguisé par Internet, et qui entendent être actrices de leur propre santé ».
« Acquiescement au confinement »
Publié dans une collection prestigieuse, La Révolution du féminin a reçu un accueil mitigé de la part des spécialistes du féminisme. Si on lui reconnaît d’avoir effectué une synthèse des principaux textes patriarcaux sans équivalent en langue française, ainsi qu’une analyse fouillée des réponses anthropologiques, psychanalytiques et féministes à la question « qu’est-ce qu’être une femme ? », sa dernière partie sur « l’expérience du féminin » passe nettement moins bien.
On lui reprochera de ne s’appuyer sur aucun corpus sociologique pour étayer ses propos, on dénoncera des faiblesses dans son raisonnement. Par exemple sur ce qu’elle nomme l’« acquiescement au confinement » des femmes, ou encore sur leur rapport à l’apparence physique. Quand la philosophe défend le libre choix des femmes à plaire ou à s’occuper de leurs enfants, on lui oppose à bon compte les enquêtes de terrain, qui mettent plus volontiers l’accent sur les normes, les apprentissages et les représentations patriarcales de notre société.
Reste que Camille Froidevaux-Metterie, en affirmant que « la dynamique de libération initiée par le féminisme s’est arrêtée au seuil de l’intime », touche juste. Il n’est qu’à voir le succès inattendu du compte Instagram @tasjoui (plus de 130 000 abonnés depuis sa création le 15 août), qui dénonce l’inégalité ­orgasmique comme un angle mort des combats féministes, pour admettre qu’il y a bien quelque chose d’inachevé dans la reconnaissance du corps vécu féminin.
Camille Froidevaux-Metterie est professeure de science politique à l’université de Reims-Champagne-Ardenne, chargée de la mission Egalité et diversité dans cette même université.

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