Publié le 14 Août 2018
C’était mieux avant ? (4/6) Pour Michael Kimmel, sociologue américain, les « incels », ou « célibataires involontaires », entretiennent une vision de l’Histoire qui occulte l’émancipation des femmes.
Tribune. Il y a encore quelques mois, aucun des lecteurs de ces lignes n’avait entendu parler des « incels ». Ce n’est plus le cas aujourd’hui, depuis l’effroyable attaque à la voiture-bélier qui eut lieu fin avril à Toronto (Canada).
Au volant d’une camionnette de location, le conducteur, Alek Minassian, un jeune homme âgé de 25 ans, a foncé dans la foule d’une rue animée de la capitale de l’Ontario, tuant dix personnes. Peu avant l’attaque, il avait publié sur sa page Facebook un message annonçant le début de la « rébellion incel » – c’est-à-dire une communauté en ligne d’hommes se définissant comme des « célibataires involontaires » [involuntary celibates en anglais], c’est-à-dire qui n’avaient pas de relations sexuelles mais dont l’abstinence ne dépendait pas d’un choix moral ou religieux. Ils voulaient du sexe, ils le « méritaient ». Simplement, les femmes ne leur donnaient pas satisfaction.
« Je ne sais pas pourquoi vous, les filles, vous n’avez jamais été attirées par moi, mais je vais toutes vous punir pour ça »
Alek Minassian mentionnait notamment Elliot Rodger, un jeune homme de 22 ans de Santa Barbara (Californie) qui, en 2014, a tué six personnes et blessé quatorze autres avant de se donner la mort. Cinq ans plus tôt, George Sodini, 48 ans, était entré dans un club de fitness de Pittsburgh (Pennsylvanie), tuant cinq femmes et blessant douze personnes avant de se suicider. On a retrouvé dans son sac de sport une lettre expliquant qu’il n’avait pas eu de rapport sexuel depuis vingt ans et qu’il en voulait aux femmes de l’avoir rejeté.
Elliot Rodger aussi avait laissé un message de suicide amer dans une vidéo où il admettait être encore vierge et où il accusait les femmes de l’avoir « contraint à la solitude, à une vie de paria et de désirs insatisfaits. Tout ça parce que les filles n’ont jamais été attirées par moi. (…) Je ne sais pas pourquoi vous, les filles, vous n’avez jamais été attirées par moi, mais je vais toutes vous punir pour ça. C’est une injustice, un crime parce que… je ne sais pas ce qui vous manque. Je suis le mec parfait, et vous vous jetez dans les bras de types odieux plutôt que sur moi, le suprême gentleman. »
Une pénurie de sexe
Jusque-là, les incels souffraient de leur célibat involontaire en silence. Mais Internet les a désormais réunis dans une communauté en ligne qui reproche aux femmes leur statut. Ils ne sont plus seuls. Ils sont en colère et le disent haut et fort.
Ces hommes se sentent blessés, victimes du rejet que les femmes leur opposent. Eux sont de « suprêmes gentlemen », et ils ont bien le droit de coucher. Ils n’ont simplement pas ce qu’ils méritent. Et la faute à qui ? Aux femmes. Les incels accusent ces dernières de tous leurs maux. A leurs yeux, ce sont elles qui ont tout pouvoir en matière de sexualité. Et ces hommes se sentent impuissants. Alors ils se déchaînent. Il existe, selon eux, une pénurie de sexe. Si seulement les femmes voulaient bien « passer à la casserole » un peu plus souvent, ils n’auraient pas à les tuer.
Comparons la situation à celle que décrivent les derniers travaux de tenants du conservatisme comme Mark Regnerus, professeur de sociologie à l’université du Texas à Austin et auteur d’une étude, à présent discréditée, qui expliquait que les enfants élevés par des parents LGBT rencontraient plus de difficultés sur le plan psychologique et social. Dans son ouvrage Cheap Sex (Oxford University Press, 2017, non traduit), Mark Regnerus affirme que les hommes évitent le mariage et refusent de s’engager dans des relations familiales stables parce que le sexe est devenu si cheap, si facile, qu’ils n’ont plus besoin d’investir dans quoique ce soit pour l’obtenir.
Il n’y a pas si longtemps, les femmes étaient encore les gardiennes de la sexualité. En faisant des rapports sexuels une chose rare, elles augmentaient leur pouvoir de négociation vis-à-vis des hommes. Dans le marchandage traditionnel, les femmes échangeaient du sexe contre de l’amour (et une sécurité financière), tandis que les hommes donnaient de l’amour pour coucher.
Un système de marché
De nos jours, cependant, il est beaucoup plus facile d’avoir des relations sexuelles. La pilule contraceptive a rendu l’affaire moins risquée et la pornographie permet aux hommes d’obtenir une forme de satisfaction en quelques clics. Le sexe se fait moins rare, et l’on sait bien que dans un système de marché, quand l’offre abonde, les prix baissent. Comme le dit un vieux dicton : « Pourquoi acheter une vache quand on peut avoir du lait gratuit ? »
Laissons de côté le fait que ces données sont à la fois stupides et erronées. La plupart des hommes et des femmes finissent par se marier, même s’ils le font plus tard, environ dix ans plus tard que leurs grands-parents. Pourquoi ? Eh bien déjà parce qu’ils ont des chances de vivre vingt ans de plus que leurs grands-parents ! De plus, s’ils repoussent leur mariage, c’est en grande partie parce qu’il est devenu plus difficile de trouver des emplois stables et un logement abordable où s’établir.
Alors que faut-il penser : que les hommes n’ont pas suffisamment de rapports sexuels ou qu’ils en ont trop ? Les femmes devraient-elles consentir à passer plus souvent à la casserole pour donner à ces pauvres incels ce qu’ils méritent ? Ou faudrait-il qu’elles retournent plus modestement à leur retenue première pour ferrer les hommes dans le mariage ? Evidemment, ce n’est pas un vrai choix. En dépit de leur apparente contradiction, ces deux positions, en réalité, se rejoignent plus qu’on ne pourrait le croire à première vue.
Les incels se croient dans une époque où leur droit au sexe ne faisait l’objet d’aucune contestation
D’abord, elles rendent toutes deux les femmes responsables du comportement masculin. Mais a-t-on déjà pensé à demander aux femmes ce qu’elles voulaient vraiment ? Peut-on seulement imaginer que si elles ne troquent plus le sexe contre un mariage et une famille, c’est qu’elles apprécient le sexe ? Que, elles aussi, se sentent en droit d’éprouver du plaisir ? Depuis cinquante ans, les femmes commencent à réclamer le droit d’avoir une sexualité propre, de faire prévaloir leur voix dans le domaine de la sexualité.
Chacune des positions exprimées témoigne d’une nostalgie renvoyant au « bon vieux temps » où les rapports entre les hommes et les femmes ne s’embarrassaient pas de ces « désagréments » comme l’autonomie des femmes. Les incels se croient dans une époque où leur droit au sexe ne faisait l’objet d’aucune contestation, où la dépendance économique obligeait les femmes à entretenir des relations dans lesquelles il leur était impossible de dire non – et où, de fait, n’existait aucune loi contre le viol conjugal. Une fois qu’une femme avait dit oui, elle ne pouvait plus jamais dire non.
Les conservateurs aussi ressassent le passé – avant que le sexe ne devienne si courant et si facile, quand les femmes exigeaient romantiquement qu’on leur fasse la cour avant de céder, qu’elles soutiraient encore des promesses d’amour, de fidélité et de soutien matériel. Qu’est-ce sinon de la nostalgie pour un monde où le droit masculin au sexe n’était absolument pas mis en cause ?
Regarder résolument vers l’avenir
Ces hommes partagent également une vision du sexe archaïque, préféministe et conflictuelle. Ils s’imaginent une guerre des sexes : un jeu à somme nulle où quand l’un gagne l’autre perd. Quand lui parvient à « l’obtenir », c’est qu’elle « a cédé ». Lui est un tombeur, elle est une salope. Il ne s’agit de rien de moins qu’une transaction économique où le sexe sert de monnaie d’échange.
Ces hommes pensent en outre qu’ils ont, en tant qu’hommes, droit au sexe. Quand les femmes se refusent à eux, ils considèrent qu’ils n’ont pas ce qu’ils méritent. Mais quand elles acceptent trop facilement, elles en déprécient la valeur.
Bien que les incels et les conservateurs, à l’unisson, rendent les femmes responsables des problèmes de la gent masculine, aucun d’entre eux ne semble avoir pensé à demander aux femmes ce qu’elles voulaient vraiment. S’ils l’avaient fait, ils auraient probablement entendu une tout autre et nouvelle histoire, qui ne serait plus fondée sur des négociations économiques et un droit masculin au sexe, mais qui raconte que la sexualité peut aussi être l’occasion de s’exprimer. De dire l’amour, bien sûr, mais pas seulement. Et pas seulement non plus un désir de mariage et d’enfant, mais la réciprocité, le plaisir et l’excitation.
Ce n’est pas en se tournant vers le passé, mais peut-être en regardant résolument vers l’avenir que l’on trouvera une solution. La question n’est pas de savoir si les hommes ont plus ou moins de rapports sexuels, s’ils pensent ou non y avoir droit, mais plutôt, sans doute, si les hommes et les femmes ont de bonnes relations sexuelles.
Ce n’est pas en faisant valoir des droits que nos vies sexuelles s’épanouissent, ce n’est que lorsqu’elles unissent des êtres égaux dans leur désir.
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