Les élus ont auditionné les distributeurs d’antidouleurs qui ont inondé le pays de leurs produits addictifs.
S’ils ne sont pas tous satisfaits des budgets consacrés à la lutte contre la crise sanitaire qui ravage le pays, les élus américains semblent en revanche unanimement déterminés à remonter la chaîne des responsabilités ayant mené à l’explosion du nombre d’overdoses liées aux antidouleurs. Mardi 8 mai, durant trois heures, une commission de la Chambre des représentants a questionné, parfois durement, les dirigeants de cinq des plus grands distributeurs de médicaments du pays, responsables, selon eux, d’avoir fourni durant des années des quantités excessives d’opiacés aux pharmacies de certains Etats. Alors que les plaintes se multiplient à travers le pays contre les fabricants et les distributeurs d’antidouleurs, certains d’entre eux ont déjà dû payer de fortes amendes.
« Aujourd’hui, 115 personnes vont mourir d’une overdose due aux antidouleurs », a relevé en préambule l’un des membres de la commission, Greg Walden, un élu républicain de l’Oregon. En tant que distributeurs, « vous êtes en première ligne dans cette crise », a-t-il ajouté. En 2016, plus de 42 000 personnes ont succombé à une overdose d’opioïdes, en grande partie obtenus sur prescription médicale, une hausse de 28 % par rapport à l’année précédente. Et, selon les experts, l’année 2017 devrait être aussi sombre avec, en outre, une augmentation des morts liées aux opioïdes de synthèse.
En colère, frustrés ou incrédules, les élus ont cherché à savoir comment ces entreprises avaient pu livrer, sans se poser de questions, des millions d’opiacés à certains de leurs clients, des pharmacies de communes rurales comptant seulement quelques centaines d’habitants. Les chiffres que la presse américaine et l’enquête des élus ont révélés sont vertigineux.
Défense surprenante
Ainsi, dans une ville de 1 779 habitants de Virginie-Occidentale, l’Etat le plus touché par la crise des opioïdes, une officine a reçu, entre 2006 et 2016, 16,5 millions de pilules d’oxycodone et d’hydrocodone, les médicaments antidouleur les plus répandus aux Etats-Unis. Et l’unique pharmacie d’un village de 406 habitants a emmagasiné, entre 2006 et 2007, 9 millions de pilules, dont 76 % fournis par un seul distributeur. Au total, entre 2007 et 2012, la Virginie-Occidentale a reçu l’équivalent de 433 doses d’opiacés par habitant, enfants compris. Or, durant cette période, 1 728 personnes y sont mortes d’une overdose due à l’un des deux principaux antidouleurs en vente sur le marché. Les médicaments commandés par les médecins ou les pharmacies étaient en partie revendus à des consommateurs n’ayant pas d’ordonnance ou écoulés sur le marché noir.
Entre 2007 et 2012, la Virginie-Occidentale a reçu l’équivalent de 433 doses d’opiacés par habitant
Face à ces faits « défiant toute logique », selon M. Walden, seul un des dirigeants des entreprises mis sur la sellette, Joseph Mastandrea, de la société Miami-Luken, Inc., a reconnu une responsabilité dans le développement des addictions et la crise actuelle. Les autres se sont contentés de fournir des excuses et ont admis que leurs services auraient sans doute dû intervenir plus tôt pour mettre fin à ces anomalies. John Hammergren, le président de McKesson Corporation – un mastodonte au chiffre d’affaires de 192 milliards de dollars –, a estimé que le système de contrôle de son entreprise n’avait pas été « assez efficace par le passé mais que l’entreprise avait appris de ses erreurs ». D’autres ont aussi mis en cause la Drug Enforcement Administration (DEA), chargée de la lutte contre le trafic de stupéfiant, mais aussi du contrôle de la vente des substances légales réglementées.
Une défense surprenante pour certaines de ces entreprises, qui ont déjà eu maille à partir avec les autorités. Ainsi l’un des plus gros distributeurs, Cardinal Health – dont le représentant a été particulièrement cuisiné par les élus –, a payé il y a un peu plus d’un an, une amende de 44 millions de dollars pour ne pas avoir alerté la DEA sur des commandes suspectes d’antidouleurs venant de pharmacies en Floride, dans le Maryland et à New York. Déjà en 2008, l’entreprise, quinzième plus grande société du pays, avait dû verser 34 millions de dollars pour les mêmes raisons. Or, depuis les années 1970, la loi fédérale oblige les entreprises pharmaceutiques à signaler aux autorités des cas suspects de commandes venant de médecins, d’hôpitaux ou de pharmacies avant de les honorer. Cette réglementation avait été rappelée par la DEA en 2007 à tous les acteurs du secteur.
Nouvelles infractions
Cela n’a pas empêché de nouvelles infractions. En janvier 2017, l’entreprise McKesson a, quant à elle, réglé une amende record de 150 millions de dollars – l’entreprise avait déjà manqué à ses obligations en 2008 et dû payer 13 millions de dollars. En 2016, le procureur de Virginie-Occidentale a aussi contraint Miami-Luken à payer une amende de 2,5 millions de dollars pour avoir omis de détecter, de signaler et d’arrêter le flot de commandes suspectes d’antidouleurs venues de pharmacies de cet Etat. Tous les responsables mis en cause ont fait valoir les progrès réalisés ces dernières années dans leurs moyens de contrôle et de suivi, sans toujours convaincre les élus de leur bonne foi.
« Malgré les amendes, vos centres de distribution ont continué sur le même modèle », a lancé l’élu de Virginie au dirigeant de McKesson. Son collègue de Virginie-Occidentale, visiblement très remonté, a persiflé : « Des gens sont morts à cause du manque d’attention de vos algorithmes. J’espère que vous avez honte. » Pour une élue de Floride, seuls « les profits » attendus expliquent que les entreprises n’aient pas réagi, « alors que l’épidémie d’overdoses ravageait déjà le pays ».
Signe de la prise de conscience de ces manquements, le procureur général des Etats-Unis, Jeff Sessions, a récemment lancé une enquête sur 80 millions de transactions liées aux opioïdes. Début avril, 28 pharmaciens et prescripteurs ont été arrêtés. Dans un entretien au Washington Post, le 1er mai, M. Sessions a accusé les distributeurs de médicaments d’avoir « profité de ce tort fait aux Américains » et leur a assuré : « Je ne verserai pas de larmes si vous faites moins de profits. »
Ce contexte n’est pas sans rappeler les procédures menées dans les années 1990 contre les fabricants de tabac, qui avaient nié le caractère addictif de la cigarette. En 1999, l’industrie avait signé un accord l’obligeant à payer 200 milliards de dollars sur vingt-cinq ans, pour permettre aux Etats qui avaient porté plainte de régler les frais de santé liés à la consommation de tabac. Les premiers procès liés aux plaintes déposées par des Etats, des comtés ou des villes contre des fabricants d’antidouleurs devraient se tenir en 2019.
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