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jeudi 10 mai 2018

Alcoolisme féminin : un fléau sans modération

Par Eric Favereau — 


Fabrice Picard . Agence Vu

Les femmes boivent trop et de plus en plus mais les pouvoirs publics ne semblent pas s’en alarmer. Les conséquences sont pourtant encore plus graves pour elles que pour les hommes.

«Nous, on savait, et on voyait.» Il y a vingt ans, le professeur Michel Reynaud a été un des précurseurs français de cette nouvelle discipline qu’était alors l’addictologie. Et pour lui, l’un des faits marquants de ces dernières années est l’alcoolisme au féminin.«Entre un quart et un tiers de nos patients sont des femmes. Et le plus impressionnant est la banalisation : avant, lorsque des femmes buvaient, c’était honteux, et elles le faisaient de manière cachée. Ce n’est plus le cas. Il y a une normalisation sociale. Les femmes ont le droit de se saouler, de prendre une cuite. Cela ne choque plus personne.» Après le tabac, c’est donc l’alcool. Dans les années 70-80, les femmes se sont mises à fumer autant que les hommes, et désormais à boire. Et ce, alors que l’on assiste globalement depuis les années 60 à une baisse constante de la consommation. Combien sont-elles à trop boire en France ? «Il n’existe aucune donnée fiable. Cela varie entre 500 000 et 1,5 million,dit le professeur Reynaud, remonté contre l’indigence des pouvoirs publics en la matière. Les nouvelles autorités sanitaires n’arrêtent pas de dire qu’il faut renverser l’ordre des priorités et mettre l’accent sur la prévention. Là, rien. Pas même des discours. Quand on entend des membres du gouvernement comme Christophe Castaner dire que le vin, ce n’est pas de l’alcool…»

Un alcoolisme spécifique

Premier constat, l’alcoolisme au féminin est particulier, différent de celui au masculin. Il touche plus particulièrement les classes aisées, alors que c’est l’inverse pour l’alcoolisme au masculin. Sur le plan de l’âge également, la consommation d’alcool n’est pas la même : chez les hommes, elle est la plus forte vers 18 ans, chez les femmes, autour de 27 ans. Ces dernières associent plus souvent que les hommes consommation d’alcool et médicaments. Et lorsqu’apparaissent des symptômes physiques (comme les tremblements) liés à une consommation excessive d’alcool, les femmes vont se rendre plus rapidement chez le médecin… sans pour autant évoquer leur problème d’alcool. Les médecins prescrivent alors assez facilement des psychotropes, sans se demander si ces problèmes sont ou non liés à une addiction. Enfin, au niveau de la fréquence de consommation, les femmes qui consomment trop d’alcool le font d’ordinaire plus régulièrement que les hommes.
Deuxième constat : les femmes boivent de plus en plus. Cette tendance se retrouve un peu partout dans les pays développés. Ainsi, en 2016, des chercheurs ont rassemblé les données de 68 études publiées dans 36 pays, comptabilisant en tout 4 millions d’hommes et de femmes. Ces études comprenaient des données recueillies entre 1948 et 2014 et incluaient les populations nées entre 1891 et 2000. Elles montrent que les hommes nés entre 1891 et 1910 étaient un peu plus de deux fois (2,2 fois) plus susceptibles que leurs pairs de sexe féminin de boire de l’alcool. Puis, au début des années 90, la parité est pratiquement atteinte : les hommes nés entre 1991 et 2000 étaient alors seulement 1,1 fois plus susceptibles que les femmes de boire de l’alcool.
Les tendances sont les mêmes en ce qui concerne une consommation problématique d’alcool, où l’écart entre les sexes est passé de 3 pour la génération 1891-1910 à 1,2 pour les personnes nées entre 1991 et 2000.

Deux types de consommation problématique

«Il y a deux types de consommation problématique, expose le professeur Reynaud. L’un peu entraîner quelques années plus tard l’autre, mais ils sont bien distincts. D’abord, le binge drinking, cette alcoolisation massive un soir donné. Au début c’était un monopole des jeunes garçons. Aujourd’hui cela ne l’est plus et ces ados filles complètement saoules le vendredi soir ne surprennent plus personne. Les études sont même inquiétantes. Les jeunes femmes sont de plus en plus exposées à ces alcoolisations ponctuelles. Ce qui est inquiétant, c’est que ces dernières années, on a assisté parmi elles à un doublement des API [alcoolisation ponctuelle importante]. Il n’y a plus de tabou. Une gamine saoule ne choque plus», confirme le professeur Amine Benyamina, auteur d’un livre sur l’explosion du binge drinking et ses dangers (1).
Cette consommation juvénile, massive et violente, diffère de l’alcoolisme des femmes adultes, qui se cachent souvent. Les causes sont multiples : certains l’expliquent par le stress, avec la «charge mentale» qui pèse sur ces femmes, lestées par le travail, la famille, et le reste.
Laurence Cottet, devenue une militante-experte de prévention (2), raconte parfaitement cette pression qu’elle avait sur les épaules. En 2009, elle est une femme aisée, mène une brillante carrière de directrice des risques dans un grand groupe, Vinci en l’occurrence. Mais peu à peu, elle était devenue alcoolique. Elle le cache, nul ne sait qu’elle boit trop, jusqu’à ce jour de 2009 où elle assiste à une cérémonie de vœux de son groupe. Soudain, elle s’écroule, ivre morte. Face à elle, des centaines de cadres de l’entreprise, dont le directeur général. «Ce jour-là, j’ai tout perdu, mon travail et ma dignité. Le lendemain, j’ai été licenciée, et j’ai arrêté de boire», nous raconte-t-elle. Son histoire va devenir sa force. «Pour moi, deux choses ont été décisives. D’abord, lorsqu’on m’a expliqué que c’était une maladie. J’étais donc malade et je devais me soigner.»Ensuite ? «Quand j’ai recherché du travail, je ne cachais rien. Car pourquoi cacher avoir été malade ? Résultat, personne n’a voulu m’embaucher. Il y avait bien un problème.»
C’est ce type d’alcoolisme qui est aujourd’hui le plus délicat à combattre mais aussi à prévenir. Il est tapi dans l’univers du travail, et le monde de l’entreprise ne veut pas le voir.

Des conséquences différentes

Face à l’alcoolisme, les femmes encourent des risques spécifiques. Bien évidemment, il y a le syndrome d’alcoolisation fœtale, lorsque la femme boit à outrance durant la grossesse, avec des conséquences gravissimes pour l’enfant. Mais ce n’est pas tout. Le cerveau, le cœur, et le foie des femmes se révèlent bien plus fragiles face à l’alcool.
Plus récemment, des chercheurs ont noté que l’alcool, consommé même en faible quantité, augmenterait les risques de cancer. Il favoriserait en particulier le cancer du sein, selon l’Institut national du cancer (Inca). «Le risque de mortalité due à l’alcool augmente plus rapidement chez les femmes que chez les hommes», rappelle l’Inca. En 2014, une revue a comparé le risque de décès des consommateurs excessifs d’alcool selon leur genre : le risque de mortalité toutes causes confondues est multiplié par 1,5 pour une femme consommant quotidiennement 75 grammes d’alcool (environ 7 verres standards) par rapport à un homme ayant la même consommation. Le facteur multiplicatif atteint même 2,5 pour des consommations plus importantes (de l’ordre de 10 doses standard par jour, soit 100 grammes d’alcool quotidiens). Concrètement, les femmes réagissent plus vite et plus intensément aux effets de l’alcool que les hommes.

Mais que font les pouvoirs publics ?

La situation est totalement déséquilibrée. Les industriels de l’alcool dépensent 450 millions d’euros par an pour faire de la pub : 100 fois plus que les campagnes de prévention. Agnès Buzyn, la ministre de la Santé, le concède et souligne combien ce problème la préoccupe. Mais les freins, y compris autour d’elle, sont nombreux. A l’image du président Macron et de sa conseillère agriculture qui n’est autre qu’Audrey Bourolleau… qui a occupé le poste de déléguée générale de Vin et Société, une instance de lobbying du vin. Le professeur Reynaud : «Les pouvoirs publics n’ont pas pris la mesure du problème. Ils sont en retard sur tout. Nous avons, par exemple, mené une enquête sur les représentations des consommations, il en ressort que les Français connaissent mieux et perçoivent mieux la dangerosité que les pouvoirs publics.»
L’ex-alcoolique désormais militante Laurence Cottet se montre moins sévère : «En France, il y a un problème avec le vin qui constitue toute une filière économique, et ce n’est pas le moment de la casser.» Elle ajoute même :«Moi, j’aime le vin, je ne suis pas pour le bannir. Quand le président dit "arrêtez d’emmerder les Français", je ne suis pas choquée, il faut arrêter de monter une partie contre l’autre…»
Le secteur des vins et alcools, deuxième poste d’exportation de France derrière l’aéronautique, se dit mis sous pression par les autorités de santé. Il renvoie au logo d’interdiction instauré en 2006 au dos des bouteilles d’alcool, montrant un profil de femme enceinte dans un cercle barré. «La recommandation est claire, les femmes enceintes ne doivent pas boire du tout de vin en raison du risque d’alcoolisation fœtale», reconnaît, questionné par l’AFP, Joël Forgeau, président de Vin et Société, l’organisme représentant la filière viticole qui négocie les termes d’un «plan global de prévention» des populations à risque avec le ministère de la Santé.
On a quand même le sentiment d’un jeu du chat et de la souris. Les autorités sanitaires trouvent le logo bien petit, souhaiteraient le rendre plus visible et plus clair. «Mais est-ce cela, une vraie politique de… prévention ?! On ergote», répondent les addictologues. Le 15 avril, des médecins et des militants contre l’alcoolisme ont plaidé dans un communiqué pour des mesures fortes, comme l’instauration d’un prix plancher par unité d’alcool, afin de décourager une consommation excessive. Ces mêmes médecins avaient déjà interpellé début mars Emmanuel Macron qui avait confié boire «du vin le midi et le soir» et assuré que la loi ne serait pas durcie sous son mandat.
La ministre est (coincée ?) au milieu. Elle se montre plus diplomate qu’actrice - au sens de protagoniste. Ainsi, elle refuse de dire que «l’alcool est dangereux pour la santé de manière claire, lisible et contrastée», comme le rappellent les addictologues. Pour Agnès Buzyn, «cette phrase-là peut laisser penser qu’on est pour une action de prohibition, c’est-à-dire qu’on ne veut pas d’alcool du tout, or ce n’est pas le cas aujourd’hui». C’est pour cela qu’Agnès Buzyn et le ministre de l’Agriculture, Stéphane Travert, ont invité il y a dix jours les représentants de la profession viticole, pour les «associer aux politiques publiques de prévention».«Mais à quoi cela rime ?répète Michel Reynaud. Il y a une désinformation soigneusement organisée par la filière alcool et la puissance de lobbying d’une industrie qui infiltre tous les niveaux de la société […] jusqu’au plus haut niveau de l’Etat.»
Reste qu’un plan, proposé par la filière viticole, celle des alcools et les brasseurs, est«en cours d’écriture» et doit être présenté au gouvernement «d’ici l’été», a assuré Joël Forgeau. Outre l’indication pour les femmes enceintes, il devrait aussi porter sur la consommation d’alcool par les mineurs, la conduite de véhicules et la consommation abusive. «Si on nous propose un logo de deux centimètres, cela risque d’être un problème car nos étiquettes sont petites. Mais nous devrions pouvoir trouver un compromis via les couleurs pour le rendre plus visible.» Bref, en matière de prévention de l’alcoolisme, féminin ou pas, on progresse à très petit pas.
(1) Comment l’alcool détruit la jeunesse : la responsabilité des lobbys et des politiques, coécrit avec Marie-Pierre Samitier (Albin Michel, 2017).
(2) Laurence Cottet a lancé une pétition pour une «Journée prévention alcool» qui a recueilli près de 20 000 signatures.

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