Les comportements des filles et des garçons sont façonnés dès le plus jeune âge par les injonctions parentales.
A peine entré dans la ludothèque, Maël, 7 ans, se précipite sur le petit aspirateur bleu, tandis que Soléane, 5 ans, s’affaire autour du train. Ici, pas de coin filles ou garçons. Au mur, une affiche représentant deux poupées résume l’état d’esprit de ce local de la ville de Cergy (Val-d’Oise), animé par l’association Le jeu pour tous. L’une est « Dora, sexy fashionista ! championne du fer à repasser ». L’autre, « Bob, bogosse killer, expert en combat rapproché ». « Quels modèles proposons-nous aux enfants ? », interroge en grosses lettres la légende.
Voilà quatre ans que Cécile Marouzé, cofondatrice de l’association, accueille des enfants accompagnés de leurs parents ou animateurs en s’efforçant de battre en brèche les stéréotypes sexistes véhiculés par les jouets.
« A travers eux, des signaux très forts sont envoyés aux enfants sur les valeurs associées au masculin et au féminin, explique la jeune femme. Les kits de maquillage et les poupons suggèrent que les filles doivent prendre soin de leur apparence et s’occuper des autres. Les personnages guerriers au visage impassible destinés aux garçons que ces derniers doivent être forts et sans sentiments. »
Ici, la cuisine, la table à repasser, le bateau de pirates, le château fort sont proposés aux deux sexes. Un faux rasoir électrique fera bientôt partie des objets du quotidien à disposition des enfants, car « les garçons aussi ont le droit de se faire beau », poursuit Mme Marouzé.
Anecdotique ? Pas tant que cela. Surtout depuis que les mouvements #metoo et #balancetonporc ont érigé la lutte contre les violences sexuelles et le sexisme au rang de priorités. Les féministes et de nombreux spécialistes de l’enfance en sont persuadés : les comportements étant façonnés très tôt, l’éducation à un rôle capital à jouer dans la lutte pour l’égalité entre les sexes. L’école est déjà mobilisée.
En 2013, Najat Vallaud-Belkacem, alors ministre des droits des femmes, expérimentait les ABCD de l’égalité, des séances d’initiation à la lutte contre le sexisme destinées aux élèves, remplacés en 2014 par des modules de formation des enseignants. Mais la famille, premier lieu de socialisation, est aussi concernée au premier chef.
Effet « boule de neige »
Pour de nombreux parents, les différences entre filles et garçons apparaissent cependant comme naturelles. « Il y a chez beaucoup d’adultes l’idée qu’il est inévitable que les garçons soient bagarreurs, turbulents, paresseux, observe Martine Court, maîtresse de conférences à l’université Clermont-Auvergne, auteure de Sociologie des enfants (La Découverte, 2017). Tandis qu’il est attendu que les filles soient calmes, posées, plus généreuses. » Les différences génétiques et hormonales influencent les comportements, dans des proportions qui font l’objet de controverses scientifiques. Mais la variabilité entre individus d’un même sexe est importante… et le rôle de l’environnement social dans la construction de l’identité sexuée n’est aujourd’hui plus contesté.
Car les adultes ont très tôt des attitudes différentes envers les enfants des deux sexes. Une expérience célèbre a montré que des bébés en pyjama bleu, donc identifiés comme garçons, étaient jugés toniques et robustes, tandis que les bébés filles (en rose) étaient qualifiés de fins et délicats… alors que les filles étaient en bleu et les garçons en rose. Autre exemple : les larmes sont perçues comme une manifestation de colère si elles viennent d’un garçon, de peur si elles viennent d’une fille.
« L’attribution de jouets sexués (poupées pour les filles, ballons pour les garçons…) commence très tôt, avant l’âge de 2 ans, donc avant l’âge où les enfants sont en mesure d’exprimer des désirs, poursuit Mme Court. Les adultes mettent en place un processus et par la suite ils ont l’impression de répondre à des demandes de l’enfant. »
Les différences biologiques ténues entre les sexes peuvent être amplifiées par un effet boule de neige. « Les petites filles s’intéressent plus à leur environnement, donc les adultes leur parlent davantage, ce qui leur permet de développer plus rapidement leur langage, explique Gaid Le Maner-Idrissi, professeure de psychologie du développement à l’université Rennes-2. Tandis que les petits garçons, qui semblent avoir besoin de se dépenser plus, s’occupent davantage seuls. Leur environnement va donc moins les solliciter par le sourire et la parole, et davantage encourager les activités physiques. »
Les garçons occupent davantage l’espace
La transmission des conceptions du masculin et du féminin entre générations passe par de multiples canaux : les jouets, les chansons, la littérature enfantine, les vêtements (cœurs, rose et paillettes pour les filles, marron, kaki et baskets pour les garçons)… Schématiquement, deux univers s’opposent : au féminin est associé l’intérieur, la douceur, le dialogue, la beauté, l’altruisme ; au masculin l’extérieur, l’affrontement, la performance, la force, la compétition…
Les enfants s’imprègnent aussi fortement des comportements de leurs parents. « Ils intègrent ce modèle et le reproduisent, analyse le pédopsychiatre Serge Hefez. Or les rôles restent asymétriques et inégalitaires. » A l’âge de 10 ans, les petites filles, davantage sollicitées pour le ménage et les soins aux cadets, consacrent déjà plus de temps que les petits garçons aux tâches ménagères…
Comment cet apprentissage précoce influence-t-il les comportements ultérieurs ?
« Il faut être prudent quand il s’agit d’établir des relations entre enfance et âge adulte, prévient tout de même Mme Le Maner-Idrissi. Mais on constate que les garçons occupent davantage et très tôt l’espace physique et sonore, tandis que les filles se font plus discrètes et développent une moindre estime d’elle-même. »
Or l’autocensure fait partie des obstacles à l’évolution des carrières des femmes. Bien que brillantes pendant leurs études, elles choisissent des carrières moins valorisées et rémunératrices que les hommes. « Occuper de manière semblable l’espace physique et sonore participerait certainement à construire un sentiment de confiance équivalent chez les filles et les garçons », poursuit la professeure.
Les mécanismes acquis précocement ont un impact direct sur les comportements en matière sentimentale et sexuelle, selon la sociologue Sylvie Ayral. « Les garçons doivent en permanence donner des preuves de leur conformité aux normes de la virilité, explique l’auteure de La Fabrique des garçons (Presses universitaires de France, 2011). Etre un garçon, un vrai, c’est transgresser, repousser les limites. La tolérance envers leur désobéissance est plus grande et leur agressivité encouragée. Ils sont considérés comme ayant des pulsions excusables, y compris sexuelles. » La sociologue Christine Castelain-Meunier estime de son côté que l’éducation des garçons génère des « infirmités émotionnelles ». « Il faut arrêter de leur interdire de pleurer ! », lance-t-elle.
« Ouvrir le champ des possibles »
Il n’est cependant pas facile pour les parents qui le souhaiteraient de sortir de modèles profondément intériorisés. « Les parents sont eux-mêmes le produit de leur propre histoire, de leur socialisation », observe Martine Court. Les enfants sont en outre bombardés d’influences et d’injonctions multiples et variées : celles de la famille élargie, des personnels chargés de la petite enfance, des enseignants, des pairs, des médias, de l’industrie… Mais déceler les stéréotypes peut aider à les contrecarrer.
Faut-il pour autant priver les garçons de pistolets en plastique, ou renoncer à partager sa passion d’enfant pour Cendrillon ?
« Il ne s’agit pas de transformer les garçons en fille et inversement, mais simplement d’ouvrir le champ des possibles, d’offrir une plus grande liberté », répond MmeLe Maner-Idrissi.
En la matière, des mouvements contradictoires sont en cours. D’un côté, l’industrie (jouets, dessins animés, jeux vidéo) propose des modèles identificatoires de plus en stéréotypés, voire hypersexualisés dès l’enfance. De l’autre, des frontières entre masculin et féminin se font moins rigides. « C’est surtout le cas pour les filles, observe Christine Castelain-Meunier. Dans les films que les enfants aiment, par exemple, les héroïnes sont actives. » Les filles mettent des pantalons, peuvent faire du foot et du karaté, sont encouragées à exceller en sciences, à investir les métiers dits « masculins ».
Mais l’inverse n’est pas vrai. Cécile Marouzé évoque cet exemple d’un adolescent inscrit en cours de gymnastique qui se fait régulièrement traiter de « pédé ». « La résistance est profonde, décrypte Sylvie Ayral. Il y a une immense panique morale de la société devant un risque de dévirilisation des garçons, qui est liée à la peur de l’homosexualité. » Ce qu’elle regrette. « Le public cible des discours sur l’égalité, ce sont les filles qu’il faudrait hisser au niveau des garçons, poursuit la chercheuse. Le mouvement inverse n’a pas lieu. Pourtant, on ne pourra pas émanciper les filles sans faire de même pour les garçons. »
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