Dans une tribune au « Monde », la présidente de la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs juge que légaliser l’euthanasie et le suicide assisté n’est pas la solution.
LE MONDE | | Par Anne de la Tour (Présidente de la SFAP, la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs, qui fédère plus de 10 000 soignants et 6 000 bénévoles répartis dans plus de 350 associations.
Tribune. Tout le monde a en tête la belle pomme rouge fatale à Blanche-Neige. C’est une pomme luisante, appétissante, et qui exaucera tous ses vœux. Mais qu’elle croque de ce fruit, et la voilà plongée dans le sommeil de la mort : son sang se glacera, son souffle s’arrêtera, et ses yeux se fermeront à jamais.
Si l’on en croit la clameur impatiente en faveur de l’euthanasie et du suicide assisté supposée monter des sondages, c’est le type de mort que désirent aujourd’hui une bonne partie de nos concitoyens : sans méchante sorcière sans doute, mais une mort qui vient, en blouse blanche, vous faire la piqûre létale ou vous donner le comprimé qui produira l’effet instantané, sans les souffrances et les embarras du « mourir ».
La tribune signée par 156 députés dans Le Monde daté du 1er mars, et qui fait suite au dépôt, ces derniers mois, de trois projets de loi visant déjà à dépénaliser l’euthanasie, se présente, elle aussi, à l’opinion comme une pomme magnifique, survitaminée, désirable : qui s’opposerait à une « nouvelle liberté », un « nouveau droit » ? Qui serait assez « frileux » ou archaïque, ou conservateur, ou têtu, pour s’opposer à un vœu que l’on nous dit désormais majoritaire ?
Etre soulagé et accompagné par des soignants compétents
Forte de son expérience de dizaines de milliers de patients accompagnés chaque jour, au total quelques millions de patients depuis près de trente ans, la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs (SFAP) est bien placée pour déplorer, avec les 156 élus, qu’on ne meure pas mieux en France, ou que « l’offre de soins palliatifs ne satisfasse pas à la multiplicité des situations individuelles ». Est-ce à dire cependant que l’on meurt en France si mal ? La plupart des 580 000 décès annuels interviennent de façon apaisée.
Nous regrettons bien sûr avec les élus les euthanasies clandestines : une lecture correcte des données de l’Institut national d’études démographiques conclut à un chiffre maximal de 1 200 par an et non pas 4 000 comme annoncé, soit 0,2 % des décès. Etre soulagé et accompagné par des soignants formés et compétents est pourtant un droit inscrit dans la loi et, au vu de ces chiffres, on ne peut que déplorer le manque de formation. Trop peu de professionnels bénéficient de formations éthiques pour gérer des situations complexes. Trop peu de Français reçoivent des soins palliatifs. Nous attendons les rapports imminents de l’inspection générale des affaires sociales, du Conseil économique, social et environnemental, du Comité consultatif national d’éthique pour poursuivre notre réflexion.
Nous demandons l’application de toutes les lois sur la fin de vie votées depuis 1999, préalablement à toute nouvelle entreprise législative
Dans la fuite en avant qu’ils proposent, les députés signataires piétinent leur propre travail législatif ! Comment peuvent-ils s’étonner que la loi Claeys-Leonetti, votée en février 2016, n’ait pas eu pour l’instant les effets escomptés alors que ses recommandations d’application ne sont pas encore publiées ?
Pour que l’on puisse mourir mieux en France, nous demandons l’application de toutes les lois sur la fin de vie votées depuis 1999, préalablement à toute nouvelle entreprise législative. La loi nous fait obligation de mettre en œuvre tous les moyens à notre disposition pour soulager toutes les souffrances. Ces moyens doivent enfin être disponibles pour tous sur l’ensemble du territoire.
Ces trente ans de travail et d’écoute attentive quotidienne des malades nous interrogent : pourquoi tant de Français sondés (et de députés) sont-ils si favorables à l’euthanasie quand… si peu de patients nous la demandent ? Très peu, même adhérents de l’Association pour le droit à mourir dans la dignité, nous disent vouloir mourir ; bien moins encore nous le redisent quand ils sont correctement soulagés et accompagnés.
Un exercice difficile et rare
C’est sans doute d’abord parce que la mort est un horizon dont on s’approche pas à pas et qu’elle est beaucoup plus facile à défier de très loin que de très près. Parce que se tenir droit face à la mort jusqu’au bout et vouloir la hâter est un exercice difficile, rare. Parce que, dans leur majorité, nos patients sont partagés, fragilisés, vulnérables, comme le sont leurs proches dans ces moments d’angoisse – bien loin généralement de pouvoir poser ce choix « libre, éclairé, soumis à nulle contrainte ou dépression, exprimé de façon réitérée » que les 156 signataires postulent. Les patients évoquent la mort souvent, l’appellent de leurs vœux quelquefois, puis disent le contraire et parlent d’autre chose, de projets et d’espoirs. Ils sont ambivalents, comme l’est tout humain essayant de donner un sens à sa vie.
Qu’attendre d’une loi qui dépénaliserait l’euthanasie pour quelques volontaires, sinon, pour tous les autres, non pas un droit de plus, mais un peu plus de conflits intérieurs, de tensions familiales, de culpabilisation, d’inconfort et d’angoisse ? Ce serait une loi écrite par et pour des bien-portants, pour apaiser leur crainte d’une souffrance lointaine et potentielle, quand ceux qui sont en situation réelle et immédiate réclament bien plus qu’on tienne la promesse d’une souffrance soulagée, d’une fin de vie qui reste bien vie jusqu’au bout et d’une mort humaine qui ne leur enlève jamais leur dignité.
Bouleverser le contrat de confiance entre le soignant et le patient
Dans leur élan, les 156 députés croient pouvoir affirmer que l’aide active à mourir qu’ils préconisent n’enlèverait « rien à personne », que « c’est le type même de la liberté personnelle qui ne déborde pas sur la liberté d’autrui ». Or nos choix personnels ont tous une dimension collective, surtout quand, comme pour l’euthanasie ou le suicide assisté, ils requièrent nécessairement l’assistance d’un tiers. Dépénaliser l’euthanasie, ce serait d’abord obliger chaque patient, chaque famille, à l’envisager. Dépénaliser l’euthanasie – par-delà cette clause de conscience que les signataires promettent certes de réserver –, ce serait bouleverser le contrat de confiance entre le soignant et le patient, et renverser le code de déontologie médicale : tuer la personne qui souffre, même avec la plus grande compassion, n’est pas un soin. Et nous tenons très fermement à notre cohérence médicale, qui est de refuser, tant du côté de l’acharnement thérapeutique que du côté de l’euthanasie, les tentations de la toute-puissance.
Dépénaliser l’euthanasie, ce serait inscrire, au cœur même de nos sociétés, la transgression de l’interdit de tuer. Avant de rompre avec plus de deux millénaires de tradition hippocratique, et juridique, comment ne pas se souvenir que ces socles civilisationnels n’ont pas toujours été dans le passé assez puissants pour empêcher nos criminalités ? Un principe élémentaire de précaution ne devrait-il pas nous dissuader de suspendre désormais nos valeurs collectives à un « Tu peux tuer de temps en temps » ou « sous certaines conditions » ?
Nous retrouvons la pomme de Blanche-Neige. La proposition qu’on nous fait est empoisonnée. Cette aide active à mourir qui n’enlèverait « rien à personne » n’existe que dans la fiction ultralibérale, où chacun ne vit que pour soi, exerce seul sa « souveraineté » et entend tout « maîtriser ». Mais par quelle ironie cruelle ces conditions, qui ne sont jamais pleinement remplies au cours de notre vie, le seraient-elles soudain à l’occasion de notre mort ?
Faire reculer la douleur
Au travail, tous les jours, pour faire reculer, chaque jour un peu plus, un peu mieux, la douleur – pas simplement pour quelques-uns mais pour tous –, les membres de la SFAP opposent à ces fictions les immenses progrès déjà enregistrés par la révolution palliative engagée depuis trente ans. Nous pouvons soulager aujourd’hui la majeure partie des souffrances et sédater si nécessaire selon la loi de 2016 en respectant la liberté de tous et sans rien transgresser. Ne vaut-il pas mieux s’interroger sur un système de santé qui contribue à « produire » des situations de survie insensées par acharnement thérapeutique ? Ce que les signataires nous présentent sous le bel aspect d’un « progrès humaniste » fragiliserait en fait les plus faibles, c’est-à-dire chacun de nous, et fragiliserait aussi la société, en minant un peu plus les solidarités de notre interdépendance et les possibilités de consensus sur les valeurs qui nous rassemblent.
La SFAP fédère plus de 10 000 soignants et 6 000 bénévoles répartis dans plus de 350 associations.
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