La Maison-Rouge à Paris rassemble les jouets de chiffon de mères afro-américaines fabriqués pour leurs petits et les enfants blancs dont elles avaient la charge.
« Une collection de questions. » C’est ainsi que l’Américaine Deborah Neff résume son entreprise singulière, commencée il y a vingt ans à l’occasion d’un déplacement professionnel dans le sud des Etats-Unis. Depuis, cette avocate a acquis quelque 500 « poupées noires », fabriquées entre 1840 et 1940 par des femmes d’origine africaine à une époque où bas noirs et chiffons fournissaient la matière première. Ces poupées étaient destinées à leurs propres enfants, souvent nés des viols perpétrés par leurs maîtres, mais aussi, et surtout, pour les enfants blancs dont elles avaient la charge.
Cette collection unique en son genre, qui rend sensible le rapport complexe, fait d’amour autant que de haine, engendré par l’esclavage des Afro-Américains, Deborah Neff l’a enrichie par des photos d’enfants posant avec leur poupée favorite, ainsi que par les portraits dont les familles noires décoraient leur intérieur, témoignage de leur aspiration à la dignité dans un contexte dégradant.
Remarquablement mise en scène à la Maison-Rouge, à Paris, par Nora Philippe, l’exposition « Black Dolls » a donné lieu à un colloque passionnant, le 27 février au Musée du quai Branly, en présence de Deborah Neff, dans une salle bondée où se côtoyaient des intellectuels afro-américains, des anthropologues, des artistes – dont le sculpteur Alex Burke, qui utilise des poupées de tissu coloré – et des curieux. Il a fourni des pistes sur un phénomène peu documenté.
A l’intersection du sacré et du profane
La responsable du patrimoine africain du musée, Hélène Joubert, a ainsi analysé le statut « hybride » des poupées issues des cultures subsahariennes, que les Occidentaux assimilent tantôt à des « fétiches », tantôt à des jouets, à l’intersection du sacré et du profane. Parfois ces objets stylisés (une tête ronde sur un morceau de bois allongé) sont portés dans le dos par des jeunes femmes qui n’arrivent pas à concevoir d’enfant. Parfois leur corps est constitué d’épis de maïs rebondis. Parfois ils figurent l’Autre que l’on est venu dominer, telles les poupées de bushmen que cousaient les paysannes boers durant le Grand Trek en Afrique australe.
Professeure de droit à l’université Columbia, Patricia Williams voit dans les poupées bicolores à deux corps – qu’on appelait topsy turvy – un « sens dessus dessous racial » emblématique de la société américaine, aujourd’hui comme hier. Elle rappelle que les jeunes filles noires sont vues comme moins « innocentes » que les autres (elles peuvent être soumises en pleine rue à des fouilles vaginales par la police), plus précocement sexualisées. Une violence camouflée sous les chapeaux à frous-frous et les crinolines dont se parent les belles du Sud auxquelles Donald Trump a rendu visite en décembre 2016 à Mobile, Alabama, après son élection à la Maison Blanche. Sur les photos reprises à l’époque par les médias américains, l’une de ces poupées vivantes est noire, note Patricia Williams, et « la légende implicite est : regardez le chemin que nous avons fait ! ».
Pour l’universitaire française Elsa Dorlin, qui a travaillé sur les archives coloniales d’Aix-en-Provence, les « négrilles » et « négrillons » qui accompagnent les femmes de l’aristocratie et leurs enfants sur les tableaux du XVIIIe siècle, tels des animaux de compagnie, sont à la fois des doubles serviles et des objets ludiques : on offrait souvent au nouveau-né blanc un petit Noir esclave. Ce sont ces « enfants-jouets » qui vont permettre aux petits Blancs de « devenir Blancs », grâce à la « triade » constituée par la nourrice noire, l’enfant blanc et l’enfant-poupée noir. Les expériences menées en 1939 et 1940 par les psychologues Kenneth et Mamie Clarke ont mis en lumière à quel point les poupées blanches, souvent les seules disponibles dans le commerce, ont participé d’une dévalorisation de soi des Noirs.
Renversement canarvalesque
La chercheuse Marie Gautheron a quant à elle rapproché la célèbre mission ethnographique Dakar-Djibouti de 1931-1933, conduite par Marcel Griaule et Michel Leiris – qui constatèrent que les petites filles africaines avaient comme les autres des poupées mais se sont peu intéressés à l’usage qu’elles en faisaient –, et le « roman d’un fétiche nègre », baptisé Bass Bassina Boulou, publié en 1935 par l’écrivain belge Franz Hellens et l’illustratrice Elisabeth Ivanovsky. L’invention de ce « fétiche dégradé », dont les aventures ont marqué l’imaginaire européen durant l’entre-deux-guerres, survient « à un moment clé où commence la déconstruction de la race et du genre », relève-t-elle.
Le spécialiste d’art contemporain Thierry Dufrêne s’est pour sa part interrogé sur l’agressivité déployée par la romancière Toni Morrison, prix Nobel de littérature en 1993, contre la poupée aux yeux bleus de son héroïne Pecola Breedlove, victime d’abus incestueux dans L’Œil le plus bleu (1970) : « Toni se fait dure pour résister », dans un renversement carnavalesque « où les méchants ne sont pas les vainqueurs. »
Nora Philippe avait également invité le plasticien Pascale Marthine Tayou à parler de ses « poupées Pascale », dans lesquelles il combine un matériau inconnu dans la statuaire traditionnelle, le cristal moulé par des artisans italiens (transparente, la poupée change de couleur de peau suivant les personnes qui l’approchent), avec des chiffons noués de ficelles, hérissés de cure-dents. Cet artiste autodidacte, qui a féminisé son nom, joue avec les codes des « fétiches » tout en affirmant sa liberté de créateur. Son travail revendique une « manière douce » d’exprimer la violence subie et de sortir du ressassement victimaire. Une « mutation individuelle », une « quête d’aspirine » pour soigner avec « des épines douces » les blessures du passé.
« Black Dolls », la collection Deborah Neff, exposition à la Maison-Rouge, Paris-XIIe, jusqu’au 20 mai 2018.
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