Cette spécialiste des tumeurs du sein, les cancers les plus meurtriers chez les Françaises, s’investit à fond dans une médecine « 4P » : préventive, prédictive, personnalisée et participative.
Suzette Delaloge photographiée à l'Institut Gustave Roussy, Villejuif, le mercredi 27 dcembre 2017. Samuel Kirszenbaum pour Le Monde
Ce jeudi matin, Suzette Delaloge est dans les starting-blocks pour une longue journée de consultation. La cancérologue, chef du service de pathologie mammaire de l’Institut Gustave-Roussy (IGR), à Villejuif (Val-de-Marne), préfère prévenir : aujourd’hui, il y aura beaucoup de patientes qui ne vont pas trop bien. En attendant la première, elle se plonge dans des « demandes d’avis » sur des dossiers de femmes suivies ailleurs. Dicte ses réponses à l’ordinateur par un système de reconnaissance vocale. Il lui faut profiter de la moindre occasion pour traiter le flot ininterrompu de requêtes, au moins 4 ou 5 par jour, venant de partout : médecins étrangers passés dans le service et repartis dans leur pays, confrères, et bien souvent patientes elles-mêmes.
Les consultations s’enchaînent. Des femmes de tous âges et de tous milieux. Il y a des moments délicats, comme avec cette dame à qui la cancérologue doit annoncer qu’elle rechute, cette autre qu’elle doit convaincre d’aller dans un centre de soins palliatifs. Quelles sont mes chances de m’en sortir ? Combien de temps me reste-t-il à vivre ? Elle répond franchement à toutes les questions, même les plus difficiles. Avec les données de la science, toujours, mais aussi empathie, proximité, humour.
Après vingt-sept ans de cancérologie, dont dix-huit à l’IGR, il lui arrive encore de pleurer. Avec une malade, voire parfois à sa place. « La relation médecin-patient a beaucoup évolué, mais la neutralité, c’est un leurre. Les gens ont besoin d’un médecin qui les aide et les aime », dit-elle, comme une évidence. « Suzette traite chaque patientes comme si c’était sa sœur ou sa mère, confirme Céline Lis-Raoux, cofondatrice de Rose, “le magazine du cancer au féminin”, créé en 2011. Elle privilégie toujours leur intérêt, sans craindre de sortir de sa zone de confort. » Ce fut le cas en 2016 avec le docétaxel, cite ainsi Céline Lis-Raoux. « Face aux doutes sur des décès induits par cette chimiothérapie, elle a été la première à les déclarer en pharmacovigilance. Puis elle a stoppé net sa prescription en traitement adjuvant du cancer du sein, et organisé un remplacement par du Taxol, qui nécessite des injections trois fois plus fréquentes que le Taxotère. »
« Allô, c’est Suzette »
Entre deux consultations, la cancérologue passe des coups de fil pour obtenir en urgence un rendez-vous d’examen, une place en hospitalisation. Quand ça sonne dans le vide, elle s’agace, rappelle. Le ton du « Allô, c’est Suzette, est-ce que tu peux… ? » est enjoué, mais on comprend qu’il faut que ça suive.
« Le “Allô, c’est Suzette”, c’est une blague dans le service, une hantise aussi, s’amuse la docteure Mahasti Saghatchian, qui travaille avec elle depuis quinze ans. Par exemple, nous avons chaque semaine une réunion pluridisciplinaire où sont discutés les dossiers. Quand on n’est pas présent physiquement et qu’elle appelle, cela signifie qu’on n’a pas été optimal. Mais ce qui est fascinant, c’est que comme elle a raison, on l’accepte. »
Clinicienne dévouée, manageuse efficace (elle est à la tête d’une équipe de 70 personnes, qui prend en charge chaque année 1 100 nouveaux cas de cancer du sein), cette cancérologue atypique de tout juste 50 ans est aussi à la pointe de la recherche clinique. « Si vous prenez une courbe de Gauss, elle est dans la tranche des 5 % supérieurs en termes de qualité », résume Mahasti Saghatchian.
« J’ai toujours voulu devenir cancérologue, même si j’ai mis longtemps à comprendre pourquoi… alors que c’était totalement évident », raconte Suzette Delaloge, finissant comme souvent sa phrase dans un éclat de rire. Fille de vignerons d’un petit village de l’Yonne, toute son enfance est imprégnée par le fantôme d’une sœur de sa mère, morte à l’âge de 20 ans, juste avant sa naissance, d’une tumeur au cerveau. A l’adolescence, elle sait clairement ce qu’elle veut : faire des études de médecine à Paris et travailler à l’IGR, où a été soignée sa grand-mère. En 1999, après un an et demi au Canada, où elle fait de la recherche sur le cancer du poumon, et un master en génétique, elle est engagée à l’IGR pour développer la sénologie. D’emblée, elle s’investit dans des projets autour du parcours de soins, de l’aide à la décision, de la prévention. Des thèmes de recherche qui intéressent assez peu les cancérologues mais dont l’impact lui semble majeur.
Elle monte d’abord une consultation pour les femmes à haut risque génétique de cancer du sein. Ce sera son premier modèle de « one stop », un système où tous les examens sont concentrés sur une journée, ce qui permet une prise de décision rapide, par un collectif de médecins en concertation avec le patient. En 2004, sur le même principe, elle se lance dans un pari encore plus audacieux : le diagnostic des cancers du sein en un jour. « A l’époque, le bilan prenait au moins trois semaines, et il y avait de grosses inégalités d’accès aux soins. Le programme de dépistage était en train de se généraliser et allait générer beaucoup de mammographies anormales sans que rien ne soit prévu en aval », se rappelle Suzette Delaloge. L’expérience pilote de diagnostic en un jour se retrouve sous le feu des critiques. On lui dit que c’est une « hérésie », que cela va « démolir les gens », mais elle est convaincue que cela correspond aux demandes de la société actuelle.
Des projets qui font bouger les lignes
Le programme se révèle un succès, tant auprès des femmes qu’en termes de résultats. « Ce modèle a radicalement changé les pratiques, en France et ailleurs. Il est même décliné sur d’autres cancers », s’enthousiasme le professeur Fabrice André, qui depuis dix ans partage avec elle de vastes projets et un minuscule bureau. Un exemple emblématique, selon le chercheur, de la façon dont Suzette Delaloge fait bouger les lignes. « De façon générale, elle utilise la recherche clinique dans sa pratique pour donner accès à l’innovation, dans un cadre hyperrigoureux, insiste-t-il. Elle abat un travail colossal pour concevoir des études, trouver des financements, obtenir les autorisations… Et ce qui la différencie de tout le monde, c’est qu’elle est dénuée d’intérêt personnel, elle œuvre toujours pour celui de la communauté et des collègues. »
En 2015, la docteure Delaloge a pris la tête de l’Intergroupe national de recherche sur le cancer du sein, qui conduit des essais cliniques académiques dans une centaine d’établissements en France et à l’international. Mais elle ne court pas après les galons. Assez tôt, elle a choisi de ne pas devenir professeure.
Depuis quelques années, ses recherches portent de plus en plus sur la prévention et la prédiction personnalisées des cancers du sein. « On a tous commencé la cancérologie dans l’idée qu’on guérirait tout le monde dans vingt ans, mais il faut arrêter d’avoir des illusions. La probabilité de tirer d’affaire tous les malades avec des métastases est faible. Quand aux cancers localisés, on en guérit plus des trois quarts, c’est fantastique, mais souvent au prix d’une qualité de vie altérée par la toxicité des chimiothérapies », justifie-t-elle.
Alors que le dépistage organisé par mammographie fait débat depuis des années (en raison du risque de surdiagnostic et de traitements inutiles) et ne convainc guère les femmes (à peine 50 % des 50-74 ans y participent), Suzette Delaloge mise sur un dépistage personnalisé. Dans une première étape, elle a validé le principe d’une telle approche avec un logiciel appelé MammoRisk, intégrant quatre facteurs de risque (âge, densité des seins, histoire familiale, antécédents de biopsie mammaire). Elle est désormais l’investigatrice principale d’une étude sur 85 000 femmes financée par l’Union européenne, My-PeBS. Lancée officiellement le 1er janvier, celle-ci comparera le dispositif actuel de dépistage à une stratégie utilisant l’algorithme MammoRisk et des données génétiques individuelles.
A très long terme, la cancérologue rêve carrément de dépister les tumeurs du sein avant qu’elles n’apparaissent – par la recherche d’ADN circulant dans le sang par exemple –, et de les éradiquer par une vaccination ou une courte immunothérapie. « Cette immunoprévention est totalement idéaliste, mais faisable, je pense », assure-t-elle.
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