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vendredi 12 janvier 2018

Michelle Perrot : « L’absence de solidarité des femmes signataires de cette tribune me sidère »

Dans un entretien, l’historienne réagit à la tribune critique vis-à-vis de #metoo publiée dans « Le Monde » le 9 janvier.

LE MONDE  | Propos recueillis par 


Michelle Perrot, le 3 octobre 2009 dans les locaux du « Monde ».
Michelle Perrot, le 3 octobre 2009 dans les locaux du « Monde ». MIGUEL MEDINA / AFP


Historienne de renommée internationale, spécialiste de l’histoire des femmes, professeure émérite à l’université Paris-VII – Denis-Diderot à laquelle la revue Critique consacre un numéro entier, en septembre 2017 (n° 843-844 : « Michelle Perrot : l’histoire ouverte », éditions de Minuit), auteure de Mon histoire des femmes (Seuil, 2006), de Histoire de chambres (Seuil, 2009 - Prix Femina essai) et directrice, avec Georges Duby, de Histoire des femmes en Occident, Plon, 1990-1991 (5 volumes), Michelle Perrot fait une analyse critique de la tribune des cent femmes pour « libérer une autre parole », publiée dans Le Monde du mercredi 10 janvier et notamment cosignée par Catherine Deneuve.

Les cent femmes réunies en collectif pour « libérer une autre parole » ont-elles eu raison de vouloir contrer le « puritanisme » apparu selon elles avec l’affaire Weinstein ?

J’aurais aimé que ces cent femmes créatrices mettent leur connaissance du milieu artistique et médiatique et leur prestige « au service » des révoltées de #metoo, même si elles n’ont jamais eu personnellement affaire à des « porcs » ! On peut se sentir solidaire d’une injustice sans l’avoir éprouvée.

Leur distance de femmes non concernées, libres et triomphantes au-dessus de la mêlée des corps, réfugiées dans leur for intérieur inexpugnable, me déçoit plus qu’elle ne me choque. Leur absence de solidarité et leur inconscience des violences réelles subies par les femmes me sidèrent. Mais après tout, elles disent ce qu’elles pensent, d’autres partagent leur point de vue. Le débat existe. Il faut l’assumer.

Sur quels points les rejoignez-vous ?

Ces femmes attirent l’attention sur la frontière parfois ténue qui sépare drague, séduction, harcèlement, cette zone confuse, trouble, où les sexes se côtoient, sans savoir encore s’il s’agit de jeu, de désir ou de captation. L’imaginaire, la poésie, le roman s’y abreuvent. On peut comprendre. Mais s’agit-il bien de cela ?
Elles refusent que le sexe fort soit totalement assimilé à la race porcine, ce qui ne serait ni juste ni plaisant pour leurs partenaires, elles (ou eux)-mêmes dévalués par cette proximité. Mais en est-il question ? Assurément non.

Dénoncer les abus de quelques-uns ne représente pas la « vague purificatrice » de je ne sais quelle Inquisition







Elles redoutent que cette protestation féminine ne fasse reculer les frontières des libertés de tous ordres : sexuelle, artistique, créatrice. Qu’un moralisme de retour ne recouvre les plages découvertes et parfois rudement conquises par la pensée libertaire, comme jadis on recouvrait les nudités des fresques de Michel-Ange. Que le corps et le sexe redeviennent un monde interdit. Qu’au nom de la protection des femmes, un insidieux ordre moral ne favorise la censure contraire à l’invention créatrice et à la libre circulation des désirs. Dès longtemps, les analyses de Foucault ont démêlé les fils noirs de l’histoire de la sexualité et les pièges des interdits. Et là, oui, on peut frémir.

Quels sont ceux qui vous semblent inadmissibles et intenables ?

Ces arguments sont éculés, ressassés. Ils font des femmes les éternelles « emmerdeuses » qui empêchent de danser en rond. Des victimes trop faibles pour affronter les combats de la vie. Des ennemies des hommes envoyés « à l’abattoir ». Or, la protestation des femmes ne saurait être assimilée à une plainte qui les enfermerait dans le « statut d’éternelles victimes ». Au contraire, cette protestation, à la fois individuelle et collective, fait d’elles des actrices qui refusent et résistent à une pression, à une domination dont elles ne veulent plus. Le malentendu est total. Dire non, c’est justement s’affirmer comme individu libre.

Tous les hommes ne sont évidemment pas des prédateurs. Dénoncer les abus de quelques-uns, des Weinstein et assimilés, ne représente tout de même pas la « vague purificatrice » de je ne sais quelle Inquisition. Mais au-delà de quelques comparses, la force de cette parole enfin libérée est de dénoncer un système de domination considéré comme tellement normal qu’il est indécent d’en parler. Un système qui pervertit les rapports de sexes qu’on pourrait rêver autres dans de libres jeux de l’amour et du hasard.

#metoo est un appel pour que les hommes changent aussi ; ils sont très nombreux à le comprendre et à le faire






« Les accidents qui peuvent toucher le corps d’une femme n’atteignent pas nécessairement sa dignité (…). Car nous ne sommes pas réductibles à notre corps. Notre liberté intérieure est inviolable », écrivent les auteures. Et cela est insupportable. Harcelez-nous, pelotez-nous, violez-nous : nous sommes au-delà de ces attentats qui ne sauraient nous atteindre. On croit rêver. « Notre corps, nous-mêmes », disaient les militantes du Mouvement de libération des femmes des années 1970. Ce que disent les femmes d’aujourd’hui, qui continuent leur combat.

Pour beaucoup de signataires, c’est le développement du « révisionnisme culturel » ou cette tendance à vouloir masquer ou retirer des œuvres jugées sexistes qui ont déclenché l’adhésion à ce texte. Comprenez-vous cette inquiétude ?

Sur le « révisionnisme culturel », il faut d’abord s’entendre. S’il s’agit de relire les œuvres du passé avec nos yeux d’aujourd’hui, nous le faisons tous les jours. On ne peut plus lire Céline, même le magistral Voyage au bout de la nuit, comme si de rien n’était.

De manière analogue (non identique bien sûr), la critique induite par la réflexion sur le genre nous conduit à relire autrement la littérature, comme Catherine Clément l’avait fait naguère pour les opéras, ou les textes philosophiques, comme l’ont fait Françoise Héritier, Françoise Collin, bien d’autres. Une telle lecture critique est non seulement légitime, mais nécessaire. Elle nous permet de comprendre dans quel système nous vivons, de quelles représentations nous dépendons.

Est-il légitime de vouloir changer la fin de « Carmen » ? Doit-on retirer un tableau de Balthus ? Fallait-il interdire la rétrospective Roman Polanski ?

Quant à censurer, cacher, voire modifier ces œuvres, littéraires ou picturales, ce serait insensé, comme supprimer la cigarette de Sartre sur sa photo. Elles existent à jamais. Balthus est intangible, même si nous le percevons autrement. Les films de Polanski aussi. Fallait-il l’inviter à ouvrir un festival ? C’est autre chose. Changer la fin de Carmen ? C’est un défi réjouissant. Une Carmen tuant le toréador, quelle histoire ! Mais c’est de l’ordre de la création, presque de l’interprétation.

Cette polémique est-elle le reflet d’une guerre des féminismes, avec d’un côté un féminisme d’inspiration anglo-saxonne venue des campus américain qui gagne la France et, de l’autre, un féminisme « à la française » ?

Les féminismes sont divers, et il y a depuis longtemps une différence entre les deux rives de l’Atlantique. Les Américaines ont toujours été plus hardies que les Françaises : MLF, Women’Studies, Gender Studies prennent leurs racines aux USA. Le féminisme français est tempéré – voire englué – dans une tradition de « courtoisie » et de « galanterie », qui demande à être déconstruite tant elle dissimule l’inégalité sous les fleurs.

Georges Duby avait naguère analysé le stratagème que représentait la courtoisie dans la conquête de la Dame. La galanterie est une merveilleuse invention du siècle des Lumières, qui fait des femmes les maîtresses des salons de la société en leur refusant l’égalité au nom d’une différence enracinée par la médecine dans leur corps. Le corps, centre de tout, hier et aujourd’hui, et que les femmes ont raison de vouloir défendre et s’approprier.

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